« God bless America, my home sweet home ». Voilà ce que chante mécaniquement celui qui est allé au Viêtnam. « Home sweet home »… Une belle ironie pour celui qui semble être de retour chez lui, mais qui ne cesse d’errer dans les rues. Voilà ce qu’il reste à celui qui a fait la guerre.
Plutôt en chant d’hommage qu’en chant patriotique, les personnages le fredonnent, tous touchés directement ou indirectement par la guerre, et tous (ou presque) rassemblés autour d’une table de bistrot pour la scène finale. A leurs retrouvailles ! A la mémoire d’un passé aboli. Les sourires sont forcés, à l’image de la joie d’antan. Trois espaces-temps se distinguent au long du film : la mise en place d’une convivialité et fraternité dans une petite ville de la Pennsylvanie profonde, le choc de la réclusion et la violence dans les terres incendiées du Vietnam, le retour des deux soldats, devenus étrangers à leur petite ville natale, du fin fond de la Pennsylvanie… Le film se déroule en 1968, quatorze ans après l’invasion des GI sur le sol Vietnamien. Une bande de potes, ouvriers à l’usine de sidérurgie, fêtards et quasi-épicuriens, se retrouvent toujours dans le même bistrot pour s’affronter au billard en chantant « Can take my eyes off of you », et chassent le daim en buvant des bières mousseuses. Mais cette insouciance se voit contrariée par l’engagement militaire (et sentimental) de trois d’entre eux : Steven, récemment marié, Nick, le jeune fiancé, et Mike, l’illégitime amoureux. Car pour ce dernier, la figure féminine ne se manifeste pas comme un besoin vital, comme une importance pour sa vie future, mais plutôt comme un sentiment imprévisible, presque inavouable (si l’on compare avec l’amour qu’il porte à ses bières). Cet homme paraît, en effet, en marge de cette bande d’amis, isolé par son caractère dur, implacable, solitaire, mais se révèlera en parfaite adéquation avec l’épreuve de la survie au Vietnam. A l’image d’un pré-Rambo, Robert De Niro présente un personnage aliéné et adapté à la guerre dont Sylvester Stallone en incarnera les conséquences. Superbe reconstitution de ce que devait être l’horreur de cette époque, Voyage au bout de l’enfer émeut, révolte, tout en parvenant à esquiver fièrement les stéréotypes et le pathétique.
En effet, sans tomber dans la redondance des clichés des multiples films sur la guerre du Viêtnam, les trois valeureux héros incarnent distinctement trois portraits symptomatiques des séquelles psychologiques et physiques d’un tel combat. Un combat sur la mise à nue des identités, et sur la notion fondamentale du courage.

Ce départ en terre inconnue est l’occasion pour certains de se révéler, tandis que pour d’autres, de s’oublier. Dans leur ville, tout au long de la première partie du film, Steven, Nick et Mike sont connus de tous les habitants, chacun a sa place et sa propre personnalité au sein de la bande, et réagissent selon des repères matériels qui leur sont propre et rassurants tels que le bistrot, la maison de Mike et Nick, l’église, le terrain de chasse. De manière récurrente, ces lieux apparaissent selon des motifs distincts : la convivialité festive pour le bistrot, les révélations pour la maison, les retrouvailles devant la vie ou la mort pour l’église, l’affirmation de soi pour la chasse. L’occasion de confronter plusieurs personnalités ensemble. Mais lorsque les trois amis se retrouvent en plein champ de bataille, loin de toute chaleur humaine, ils doivent faire face à une épreuve psychique et physique : il ne s’agit plus d’apprendre à se connaître, mais parvenir à s’oublier. Le sentiment de supériorité et de domination de la nature qui régnait en eux en Pennsylvanie, souligné par les nombreux rochers culminants d’où se plaçaient les chasseurs pour prendre le pouvoir sur les daims en contre-plongée, se voit controversé par les hautes et denses palmeraies. Les soldats n’ont alors plus aucun pouvoir sur la nature comme ils ne l’ont plus sur leur existence. Par un impressionnant jeu de miroirs, à partir de la première permission de Mike, son identité se voit dédoublée. Mike se retrouve étranger à sa propre ville, à ses amis, à lui-même. Lors de la ‘’partie de chasse’’, qui se révèlera plus radicale qu’un passe-temps, organisée par le reste de la bande resté au pays, Mike marche longuement à côté d’un étang. Sa silhouette est reflétée dans l’eau calme. Deux Mike apparaissent donc à l’écran : le héros éteint et son fantôme. Celui, revêtu de son uniforme qui suscite l’attention particulière des habitants de Clairton et celui, habillé de sa chemise à carreaux qui passe inaperçu dans une ville qu’il ne reconnaît plus. Un traumatisme dont souffriront, à leur manière, tous les personnages. A travers la dimension d’une identité perdue, l’épreuve de la roulette russe est un fin clin d’œil à la nationalité polonaise des trois soldats ; une torture psychologique qui n’aurait pas eu lieu dans la réalité, d’après le témoignage de nombreux vétérans…

Le courage conduit le film à sa fin, autant qu’il conduit les personnages. Comme une preuve de virilité générée au sein de la bande d’amis, l’affirmation de courage pousse Steven, Nick et Mike à se porter volontaires. Un courage d’abord superflue qui se traduit par l’évocation de la guerre et par le fanatisme ridicule que porte Stan à son pistolet. Puis, le passage à l’acte, un courage face à la mort préservé par Mike, intériorisé par Steven, perdu par Nick. Le courage de ce dernier se révèlera sous forme inconsciente par la suite, lorsqu’il se soumet aux jeux incessants de la roulette russe à Saigon, car il n’agira plus que par automatisme face au danger. Et enfin, le courage des femmes attendant avec espoir le retour de leurs amants.
Réalisé avec un regard subtile et pur, écrit avec une sensibilité intense et bouleversante, et interprété avec aisance et sincérité, Voyage au bout de l’enfer est bien plus qu’une reconstitution historique : c’est une morale sur la vie, un vrai chef d’œuvre.
Mathilde_Joly
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le 1 déc. 2013

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Mathilde Joly

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