Dans une décharge publique égyptienne, un lépreux et un orphelin s’éveillent au monde en ouvrant les pages d’un vieil exemplaire de Newsweek. Le premier vit dans une léproserie et subit l’ostracisme inhérente à sa maladie, bien que celle-ci ne soit plus contagieuse depuis longtemps. Le second, surnommé « Obama » en raison de ses traits africains, ignore tout de ses origines, endure la brutalité de ses pairs et semble en quête d’une figure paternelle. Ce sont ces deux êtres en rupture avec leur environnement qu’Abu Bakr Shawky, dont il s’agit du premier long métrage, décide d’installer au centre de son récit. Pareille trame n’est cependant pas sans écueil : les dispositifs lacrymaux, les clichés, le naturalisme outrancièrement compassionnel ont l’habitude de couler les navires battant pavillon dramatique, surtout quand ceux-ci ont à leurs commandes des personnages marginaux en souffrance.


Dans ses grandes lignes, Yomeddine échappe à ces griefs. Présenté en sélection officielle au Festival de Cannes 2018, ce film égyptien pose un regard juste, chargé d’à-propos, sur ses deux personnages principaux, bientôt jetés sur les routes et en état de filiation progressive. Si les décors sont variés – une décharge, le désert, des édifices ancestraux, le Nil, le sans-abrisme urbain… –, c’est avant tout pour donner corps à une traversée critique de l’Égypte contemporaine, dont certaines résonances peuvent rappeler le Clash de Mohamed Diab ou le mémorable Le Caire confidentiel de Tarik Saleh. Ainsi, par la voie du road-movie, on assiste à une ronde de personnages disparates, aux lourdeurs bureaucratiques, à la misère, au rejet des différences ou encore aux crispations religieuses. Pendant le temps d’un trajet éprouvant, à dos d’âne ou en charrette, où ils seront traités de « resquilleurs » et souvent en parias, Beshay et Obama vont s’ouvrir l’un à l’autre, le premier finissant par s’ériger en père de substitution du second. Le tout est immortalisé dans une veine naturaliste riche en moments de grâce, tandis que Beshay remonte le Nil en compagnie de son jeune acolyte dans l’espoir d’en savoir plus sur ses origines.


En visionnant Yomeddine, on ne peut s’empêcher de penser aux Freaks de Tod Browning, mais aussi au Kid de Charlie Chaplin. Si le poids de ces deux modèles est difficilement supportable pour le néophyte Abu Bakr Shawky, il reste que leur esprit se retrouve bel et bien dans ce premier long métrage prometteur. En attendant de parvenir au degré d’expertise de ces deux cinéastes, le réalisateur égyptien parsème son œuvre de plusieurs séquences à marquer d’une pierre blanche : le présent apporté à une femme alitée et inerte ; une conversation lucide auprès du feu, à la belle étoile ; une rencontre douloureuse avec une mère de famille craignant que Beshay ne contamine l’eau du Nil ; un moment onirique où ce dernier est présenté sans les stigmates de la lèpre ; un autre, poignant, où il enjoint le monde à « aller se faire foutre ». Et tandis que Rady Gamal et Ahmed Abdelhafiz, comédiens amateurs, crèvent l’écran, Yomeddine expose leurs doutes avec beaucoup de justesse : ceux de Beshay quand il arrive enfin dans son village natal, ceux d’Obama quand il refuse de lire sa fiche d’inscription à l’orphelinat. Si ce premier essai paraîtra à certains un peu convenu dans sa construction, il n’en demeure pas moins une belle promesse, porteuse d’un regard tendre, et doublée d’une ode à la tolérance et à l’amitié qu’il serait dommage de bouder.


*Critique publiée sur Le Mag du Ciné*

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le 10 mars 2019

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