Une dystopie hallucinée qui n'est pas forcément agréable à suivre, mais intéressante à ressentir...

Déplacé le plus loin possible hors des moulins à vent dominateurs d'Hollywood, Terry Gilliam continue ses péripéties cinématographiques indépendantes, et ce malgré sa malchance légendaire. Sorti du calvaire merveilleux L'Imaginarium du docteur Parnassus (2009), le trublion de la pellicule insiste de plus en plus dans l'idée de réaliser sa version de Don Quijote de la Mancha. Cette fois, la deuxième tentative a été finalement plus brève que la toute première, puisqu'un manque d'argent s'imposait comme un problème imminent. Puis, Zero Theorem sort en salles assez abruptement. Projet difficile à mettre en place, la production, même à sacré petit budget, s'est faite très rapidement. Un nouveau film de Gilliam est toujours une curiosité énigmatique mais attirante à saisir. Que vaut ce nouveau long-métrage de ce conteur, maître des expérimentations surréalistes et des univers intrigants entre le réel et la fiction ?
Dans une société "futuriste" assommée par la technologie informatique, un informaticien névrosé (Christoph Waltz), attaché à son travail mais obsédé par la lubie de connaître le sens de sa vie grâce à un appel venu de nulle part, se voit en charge de démontrer le Théorème Zéro. Impossible puisque 0 doit être égal à 100 % ! Cette mission infernale, visant à démontrer que la vie n'a aucun sens, lui fera rapidement perdre le sens des réalités.
Il apparaît tout d'abord évident que ce film ne peut pas être immédiatement compris par le spectateur, tant sa composition cinématographique est guidée volontairement par une abstraction narrative déstabilisante. En ce point, Zero Theorem est pleinement ancré dans le style de l'ancien membre des Monty Pythons : un univers bariolé, imprévisible car ayant sa propre logique et surtout comique nous est montré à travers une histoire tendre et cruelle, volontairement diluée pour déconcerter le public au premier abord. Si la majorité du public a pu comparer ce long-métrage à Brazil (1985), l'oeuvre-maîtresse du cinéaste, c'est bien une de ses faiblesses : celle d'embrasser d'un peu trop près les mêmes sources que pour le précédent film, principalement un univers inspiré des écrits d'Orwell à la fois absurde et oppressant, des personnages portant la même fonction et un ton amère similaire jusqu'à sa fin. Cette complémentarité des deux œuvres, même accomplie dans un but volontaire, handicape la version 1984 de 2014 à cause d'un léger manque d'inspiration au niveau des rebondissements narratifs. Ainsi, le film crée au fur et à mesure un effet de répétition, en accord avec l'enfer du personnage principal, mais se retrouve piégé dans cette mécanique mettant en avant les carences de l'oeuvre réduite pendant un temps à son postulat sans jamais faire évoluer l'intrigue dû aux contraintes d'un petit budget.
Cela étant dit, Zero Theorem, bien au-delà de ses faiblesses, n'a pas à être sous-estimé par rapport à Brazil, puisqu'il possède lui aussi une identité propre, un univers singulier et surtout un propos particulier. Ne prenant pas en compte des images lisses actuelles, Terry Gilliam garde sa personnalité et livre une esthétique débridée et presque agressive visuellement. La critique d'une société sous le contrôle d'écrans "de surveillance" est à son paroxysme dans ce long-métrage : Mancom, la ville tentaculaire, y apparaît définitivement risible, dérangeante et malsaine avec toutes ces pubs "vivantes" agaçantes et ces couleurs acidulées et indigestes. L'univers regorge entièrement d'inventivités visuelles servant malicieusement sa dimension satirique, que ce soit la représentation d'une psy virtuelle qui classe les pathologies de son patient en ne les traitant jamais ou une console de jeux-vidéo comme instrument de travail masquant parfaitement l'aliénation au travailleur. Si une partie du public peut être lassée par cette avalanche d'éléments visuels, celle-ci permet de mettre en valeur l'absurde comique de cet univers (le gag de la souris) et de mettre en scène l'aspect oppressant de cette société dérisoire. La répétition des mêmes actions dénonce immédiatement le piège hypocrite tendu au personnage principal : si on lui promet une totale liberté individuelle après avoir résolu le Théorème Zéro, le génie informatique introverti se retrouve dans un cercle infernal dans lequel on ne cesse de l'embrouiller dans un travail qui l'éloigne petit à petit de la réalité.
Mais un des aspects les plus fascinants du film est son reflet avec le monde présent. Plusieurs faits de ce futur imaginaire sont des extensions exagérées mais entièrement liées à des tendances actuelles, comme la fête de Joby où tous les invités se moquent du monde extérieur tant ils restent attachés à leurs smartphones, technologie conçue ironiquement pour favoriser la communication avec le monde extérieur. Le spectacle cinématographique est grisant, ce qui peut expliquer son rejet lors de sa réception en salles. Mettant un personnage principal découragé et en perte de repères incarné brillamment par Christoph Waltz, à contre-emploi de son personnage de pervers diabolique connu, le spectateur d'été pouvait se perdre dans cet objet filmique mettant en scène le néant d'une existence par le simulacre d'un néant cinématographique. Pourtant, c'est là toute la richesse de ce long-métrage : porter le sujet culotté de la quête infernale du sens de la vie en remettant en cause ce principe par la déstructuration des valeurs sociales au moyen de l'absurde. Proche à la fois de la portée angoissante de Kafka et de la philosophie absurde d'Ionesco, le film est un pamphlet pessimiste sur les démons intérieurs de l'être humain (Qohen, le personnage principal, déclarant "Nous sommes généralement seuls partout où nous allons.", le "We" ne le visant pas uniquement) et sur les limites de l'homme à la recherche de son bien-être (le démoniaque et calculateur Managment joué subtilement par Matt Damon déclarant "Je ne suis ni Dieu, ni le Diable ; je suis seulement un homme... en quête de vérité.", phrase qui en dit long sur la prise de pouvoir extrême, même de nos jours). Difficile d'accès, le long-métrage est particulièrement envoûtant dans son ambiance et dans ses thématiques. Il convient de préciser que ce long-métrage est plaisant si on arrive à savourer la richesse de son univers au lieu d'essayer de comprendre immédiatement la logique de son scénario.
Malgré sa paternité évidente avec Brazil (1985), Zero Theorem (2013) reste une oeuvre filmique singulière, quoique d'une part prévisible de la part du réalisateur de L'Armée des Douze Singes (1995), mais définitivement attachante par son aspect énigmatique. Peuplé de personnages pittoresques et de trouvailles esthétiques truculentes et presque toutes pertinentes, le nouveau terrain de jeu surréaliste de Terry Gilliam prouve son talent par un sens de l'absurde ciselé, par un univers loufoque convaincant et par une dimension philosophique déstabilisante, intéressante mais troublante. La quête du sens de la vie est absurde et ce film se veut être la parfaite illustration de ce propos.
A sujet démentiel, une oeuvre cinématographique conceptuelle !

Max_Sand
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le 16 juin 2015

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Max Sand

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