Comme la Londres victorienne avait Jack l’Éventreur, le San Francisco de la fin des sixties eut le Zodiac. Un tueur en série particulièrement retors qui terrorisa la région pendant cinq ans, revendiquant près d’une quarantaine de meurtres, narguant la police, la presse et la télévision. Jamais identifié ni arrêté, il est à l’origine d’une des affaires criminelles les plus célèbres de l’histoire contemporaine des États-Unis. Que David Fincher s’empare de ce matériau avait a priori, sur la seule foi de Seven, tout d’une bonne pioche. Infusé par les imaginaires de Dante, Milton et Chaucer, son thriller mystico-baroque n’était certes pas dénué de complaisances mais témoignait d’un brio, d’un style et d’une intensité qui l’avaient érigé en héritier plausible du Silence des Agneaux. Seulement voilà : son talent semblait entretemps s’être dilapidé dans des entreprises de plus en plus discutables, jusqu’à cette étape terminale qu’était Panic Room, coquille vide dont le chiqué technologique et la stérilité conceptuelle espéraient encore faire illusion. Autant dire que les raisons étaient fondées de ne pas miser un kopeck sur le projet. Or — surprise — le cinéaste s’y livre à une sorte de régime minceur, à l’exercice d’ascèse esthétique qu’on n’attendait plus de lui. Cette fois nulle manipulation néo-hitchcockienne frisant l’esbroufe (The Game), nulle gonflette pubarde pour nihilisme adolescent (Fight Club). Enfin débarrassée de ses fioritures maniéristes, sa mise en scène devient la définition précise d’un rythme transformant son cinéma en une affolante machine sensitive. Par un détour inattendu, elle compose un labyrinthe de signes qui n’est pas sans rappeler les architectures abstraites de Fritz Lang. Hautement formaliste en dépit des apparences, le film suit pas à pas des dizaines de chemins qui ne mènent nulle part. Il reflète la fascination mortifère du gouffre et enserre inexorablement personnages et spectateurs dans le dédale d’un puzzle claustrophobique. Ce faisant, il donne forme à une inquiétude existentielle, une incertitude morale qui découlent de l’observation la plus attentive et scrupuleuse de la réalité.


https://www.zupimages.net/up/23/04/l1d0.jpg


Ils sont quatre limiers : deux inspecteurs (David Toschi et William Armstrong) et deux employés du San Francisco Chronicle (le spécialiste juridique Paul Avery et le dessinateur Robert Graysmith). Pour chacun d’eux, la traque au long cours va se transformer en problème mental, en casse-tête insoluble. Aux meurtres (filmés avec une sécheresse glaçante) succèdent les conjectures, les interrogatoires, les perquisitions. Tel un imposant rapport compulsé page après page, le récit collecte une somme de faits, les met bout à bout, procède d’une dramatisation par accumulation. Pas une séquence sans repère, lieu, date et heure. En s’intéressant davantage à l’investigation qu’au crime, au fonctionnement des institutions (police, médias) qu’à la personnalité du tueur, Fincher se réapproprie avec élégance l’héritage laissé par Lumet et Pakula. Mais il introduit dans l’ancien programme des corps étrangers qui induisent un régime bien particulier, une véritable crise de la rationalité. Ce parasitage subvertit les vieilles lois narratives, fait bégayer le récit, piétiner une enquête qui avance, stagne, régresse puis progresse à nouveau. Les évènements et les indices ne s’enchaînent pas selon une logique de résolution graduelle ; ils prolifèrent, s’égarent, se dispersent dans un tissu qui les absorbe et les soustrait au contrôle de personnages impuissants, un réseau qui serait comme une cathédrale cabalistique, l’ultime table chiffrée de l’Amérique. Durant un travelling à la rédaction du journal, les murs se constellent des cryptogrammes conçus par le meurtrier. L’herméneutique vire aux mots croisés. Il s’agit pour les enquêteurs de faire entrer le Zodiac dans les cases de leur fiction, de le rendre compatible avec la grille de lecture qu’ils lui imposent. Culs-de-sac déductifs, voie sans issue des analyses graphologiques, empilement de preuves manquantes, impasses procédurales, tout s'abolit en dossiers poussiéreux qui n’en finissent plus de grossir et de passer de mains en mains, anéantissant l'avidité de tout un chacun pour l’élucidation. La soif de connaissance et la part d'inconnu livrent un combat feutré pour tracer les frontières d’un territoire que rassemble la lumière huileuse des crépuscules californiens. En dernier lieu, seul le doute demeure.


À l’opposé de la structure close de Seven, l’écriture se veut donc ici dissémination et la lecture, délire d’interprétation. Flics et journalistes tentent de rassembler et de synthétiser des fragments épars, construisent hypothèses et représentations pour s’apercevoir qu’elles sont toujours en-deçà ou au-delà du réel. Le tueur se confond avec le cinéma (s’inspirant des Chasses du Comte Zaroff, il inspire à son tour L’Inspecteur Harry, imprime les pellicules de son blason…), tout comme le long-métrage épouse les tendances génériques de l’époque évoquée. Mais le genre s’avère déceptif, son développement impossible : les moyens mis à la disposition du film-enquête n’aboutissent à rien et l’épuisement du film noir mène aux confins du fantastique. Lorsque Graysmith investit la cave de celui qu’il pense être le coupable, l’incapacité à approcher la clé (cachée dans une boîte, elle-même enterrée dans un sous-sol) métamorphose les lieux en crypte gothique et le témoin en domestique de la Hammer. Le serial killer est le symptôme d’un univers polysémique, agglomérant les marques sous toutes leurs formes : logos, produits de consommation (des cartouches Super-X et Western aux diverses enseignes et messages publicitaires), indices distillés au compte-gouttes (les empreintes digitales dans une paire de gants, celles de botte taille 44, les morceaux de chemise ensanglantés accompagnant les courriers). De cette profusion naît une circularité tautologique : puisque le Zodiac est le Zodiac, tout citoyen de Californie est un suspect potentiel. Le signe fait monde, système régi par un code qui l’aplanit impitoyablement, le neutralise jusqu’à le dupliquer à l’infini. La torpeur provoquée fait glisser la cohérence trompeuse de cet organigramme vers d’illisibles ténèbres. Et l’enquête est comme piégée dans un temps replié sur lui-même, nourrissant fausses pistes et intrigues inabouties, les multipliant tel un rhizome mais sans apporter le moindre dénouement. Elle ordonne le vertige paradoxal d’un surplace malgré l’écoulement de la durée, et produit simultanément un effet rare : l’impression exacte de s’y enfoncer.


https://www.zupimages.net/up/23/04/d4rt.jpg


Il y a chez le Zodiac quelque chose du Docteur Mabuse, ce terroriste fantomatique et protéiforme, cause première de tout ce qui arrive et qui disparaît dès l’instant où il est nommé. Dix ans plus tard, alors que l’avatar réel de ce personnage s’apprêtait à s’emparer de l’Allemagne, Mabuse devint M, une figure qui offrait d’incomparables avantages à un cinéaste soucieux d’en découdre avec le cauchemar qui allait engloutir son pays. C’est dire si les pas dans lesquels Fincher ose mettre les siens sont intimidants, et dire du même coup à quel point sa réussite est méritoire. Tout comme Lang métaphorisait les angoisses de l’ère pré-hitlérienne, il offre avec cette œuvre ample, touffue et passionnante une allégorie aigüe de l’Amérique post-11 septembre. En remontant au 4 juillet 1969, Zodiac contamine le cinéma d’hier par la terreur d’aujourd’hui. Il organise la greffe, l’emprise du contemporain sur un organisme filmique des années 70. Pour donner corps à cette substitution, cette incrustation proliférante, cette matière intermédiaire et indifférenciée que constitue une hyperréalité saturée d’informations, le travail d’Harris Savides (chef-opérateur de la "trilogie de la mort" de Van Sant) apporte un concours capital. D’une netteté délicate et déshystérisée, très dense mais sans éclat impromptu, sa photographie invente une sorte de surnaturalisme qui affecte en profondeur la reconstitution historique. Le film est scandé par quelques superbes plans composés numériquement (skyline de la ville, plongée sur le Golden Gate, construction en time-lapse de la Transamerica Pyramid s’élevant pendant que la trace du meurtrier "refroidit"), piqûres de rappel régulières qui diffusent leur féérie artificielle dans le prosaïsme de l’histoire. Cette texture particulière de l’image sculpte un monde nouveau, indéchiffrable aux experts du monde d’avant. Le monde du Zodiac.


Pour ceux qui le pourchassent, traquer le tueur revient à tenter de combler le vide proprement insupportable qu’il crée autour de lui, croquer sa silhouette, comprendre ses motivations, réaffirmer inlassablement ce que l’on sait, poser des questions et chercher dans les dires de l’autre (l’enquête marche par binômes avec les paires Armstrong/Toschi et Avery/Graysmith) une nouvelle piste, des certitudes ou au moins un peu de réconfort pour éviter de sombrer. Peine perdue. Par sa complexité, sa diversité, la richesse de ses variations (la douceur inquiète des paroles de Graysmith à son fils, la crudité langagière d’Avery et du Zodiac lui-même), la parole contribue à digérer la masse de détails et d’éléments traités sans écraser la puissance romanesque du film. Les nombreuses conversations sont pleines d’interrogations sans réponses et l’énergie, l’humour, l’ironie débordante qui les caractérisent évoluent lentement vers une sombre anxiété, une folie à peine dissimulée (la relation entre Avery et Graysmith), voire un silence assourdissant quand, à la fin, Robert se retrouve nez à nez avec celui qu’il croit être l’assassin. La chimère de la vérité est un leurre absolu transformant cette poignée d’hommes vulnérables en victimes pathétiques, hantées par un mystère insondable, enlisées dans sa toile tortueuse alors que défilent vingt ans d’Amérique (sa musique, ses voitures, ses modes vestimentaires, sa politique). Pour tous la quête obsessionnelle se paie au prix fort : alcoolisme, échec professionnel, opprobre publique, naufrage matrimonial. Durant toute cette période des vies s’éteignent, survivent à l’horreur, se noient dans la solitude. Et pourtant, dans cette minuscule galaxie dont l’énigmatique Zodiac est le soleil noir, rien n’a bougé puisque tout semble déjà joué. De là naît le sentiment d’enlisement, d’usure, d’amertume, de tragique immobilité qui enveloppe chaque protagoniste dans un fatal désenchantement. La lucidité à saisir la complexité du monde s’accompagne ainsi de son mélancolique revers : l’impossibilité de s’y inscrire et la triste sensation de le voir passer, indifférent.


https://www.zupimages.net/up/23/04/47tq.jpg

Créée

le 29 janv. 2023

Critique lue 26 fois

2 j'aime

Thaddeus

Écrit par

Critique lue 26 fois

2

D'autres avis sur Zodiac

Zodiac
Sergent_Pepper
8

La conquête se leste.

La scène d’ouverture de Zodiac se passe dans une voiture : c’est d’abord l’occasion d’un splendide travelling latéral sur la nuit dorée des 60’s finissantes d’une banlieue résidentielle, puis un...

le 27 déc. 2014

114 j'aime

9

Zodiac
Hypérion
8

Zodiac, l'anti Se7en

Ce qu'il y a de bien avec David Fincher, c'est qu'il débarque toujours là où on ne l'attend pas. Avec Zodiac, nombreux ont du être ceux qui sont allé le voir en espérant voir un nouveau Se7en. Il...

le 13 janv. 2011

81 j'aime

1

Zodiac
DjeeVanCleef
9

Les contes de la crypto

Fincher l'illusioniste et son pendule qu'il agite devant nos yeux béants et un peu humides... Toujours classieux, jamais gratuit. L'effet spécial tellement spécial qu'il en devient invisible. La...

le 26 juin 2016

76 j'aime

8

Du même critique

Chinatown
Thaddeus
10

Les anges du péché

L’histoire (la vraie, celle qui fait entrer le réel dans le gouffre de la fiction) débute en 1904. William Mulholland, directeur du Los Angeles Water Department, et Fred Eaton, maire de la Cité des...

le 18 sept. 2022

61 j'aime

2

À nos amours
Thaddeus
10

Un cœur à l’envers

Chroniqueur impitoyable des impasses créées par le quotidien des gens ordinaires, Maurice Pialat échappe aux définitions. À l'horizon de ses films, toute une humanité se cogne au mur du désarroi. De...

le 2 juil. 2012

54 j'aime

3

Léon Morin, prêtre
Thaddeus
10

Coup de foudre pour une soutane

Jean-Pierre Melville affectionne les causes difficiles, pour ne pas dire perdues d’avance. Parce qu’il a toujours manifesté un goût très vif pour l’indépendance, parce qu’il a promené sa caméra...

le 22 déc. 2015

48 j'aime

4