Incontestablement, pour David Fincher, Zodiac a tout du film de rupture. D’un point de vue formel, d’ailleurs, le constat semble évident, puisqu’il délaisse les effets de style tapageurs qui ont fait sa renommée pour concentrer son attention sur la force du récit, la direction d’acteur, l’édification d’un dispositif cinématographique bien plus classique, voire académique. Mais c’est surtout sur le plan personnel que la rupture est la plus probante : le jeune surdoué n’est plus, la place est faite désormais à un cinéaste qui assume pleinement sa maturité.

Ce n’est sans doute pas un hasard, si pour cela, il revient sur les terres du genre qui l’a fait roi : douze ans après Seven, il retrouve l’univers du thriller pour une histoire qui associe à nouveau meurtre et énigme, serial killer mystérieux et enquêteurs obsessionnels. Mais cette fois-ci, les temps ont changé, son cinéma sera différent : plus patient, plus réaliste, plus désenchanté. L'adolescence est finie, il ne s’agit plus d’impressionner par la forme ou l’esbroufe, mais bien de convaincre par la maîtrise et la complexité du propos.

L’affaire du Zodiac, bien sûr, lui permet de s’inscrire dans un contexte des plus réalistes : très célèbre aux Etats-Unis, le tueur a sévi à San Francisco et dans diverses localités de Californie, de la fin des années 60 jusqu’au début des années 70. Mais surtout, il s’agit d’une affaire non résolue et dans laquelle subsistent de nombreuses zones d’ombre (identité du tueur, nombre de victimes, etc.). C’est donc l’histoire idéale pour développer sa vision artistique en se confrontant à une reconstitution du réel, tout en échappant au formatage hollywoodien (préoccupation proche du documentaire, refus du happy-end).

La bonne idée sera de se réapproprier les qualités essentielles du célèbre All the President's Men d'Alan J. Pakula, qui avait traité en son temps de l’affaire du Watergate : même soucis d’authenticité, même rythme patient, même regard immersif porté sur l’enquête, les lieux ou l’époque. Ainsi, plutôt que de rechercher le spectaculaire, Fincher retranscrit à merveille ce laborieux processus qu’est la quête de la vérité dans le monde ordinaire : on navigue à vue entre les comités de rédaction et les bureaux de police, les lieux de crime et les époques ; on essaye de ne pas être submergé par le flux de données (indices parfois contradictoires, témoignages divers et variés, fausses pistes, etc.) ; on encaisse les différents remous et vents contraires qui ralentissent la progression (contraintes matérielles ou administratives, parasitage entre monde médiatique et policier, usure du temps et délitement des motivations, etc.).

D'une manière générale, tout sera mis en œuvre pour exploiter les différentes possibilités qu’offre le scénario de James Vanderbilt (reprise de l’ouvrage de Robert Graysmith, recoupement des témoignages d’époque...) : les plans d’ensemble et les amples travellings vont accroitre l’impression d’immersion, de même que le travail photographique et le background sonore (recours à l’image numérique, les hits de l’époque côtoient la mélodie de David Shire). Le montage, quant à lui, va habilement relayer les différentes circonvolutions de l’enquête au fil du temps : fluidités des ellipses, opposition entre séquences longues et brèves, intimes et tragiques, entre les agissements d’enquêteurs prisonniers du temps et ceux d’un tueur qui semble lui échapper (les meurtres sont filmés dans le calme et dans des lieux où le temps est suspendu (voiture, bord de lac...), tandis que l’enquête est constamment soumise à l’urgence ou l’actualité). Il en résulte l’impression étrange d’assister à l’affrontement entre une réalité et un fantasme, une société et sa mythologie, des hommes et leurs propres obsessions.

C'est bien sur ce terrain que nous entraîne Fincher, lui qui a grandi pendant l’affaire du Zodiac, lui qui fut marqué par la psychose collective et la vision d’un pays soumis à un tueur insaisissable. Ce n’est pas pour rien si on retrouve des éléments de cette affaire dans ses différents films, comme dans Seven bien évidemment. Ce n’est pas pour rien, surtout, s’il fait de Robert Graysmith un personnage enfantin et finalement hors du temps : c’est à travers son regard qu’il se confronte à ses propres obsessions, c’est en le faisant accéder au monde adulte qu’il fait entrer dans son cinéma dans l’âge de la maturité.

Robert Graysmith, en effet, est le seul personnage détonnant : il n’a pas construit de famille, il gagne sa vie en faisant des dessins, il plonge dans l’affaire Zodiac par goût du jeu et des indices. C'est un enfant qui ne peut grandir tant qu’il n’a pas répondu à cette énigme : qui est le Zodiac ? Tandis que le temps à raison des personnages adultes, faisant disparaitre du cadre aussi bien les enquêteurs que le vrai tueur, Robert reste invariablement prisonnier de son obsession. Il faudra qu’il se confronte à la réalité, en croisant le regard de celui qui n’était jusqu’alors qu’un fantasme, pour se libérer de ses chaînes et vivre le temps présent. Qu'importe le thriller ou la résolution de l’enquête, Zodiac impressionne en se faisant métaphore de la condition humaine, en relatant ce long et laborieux cheminement que l’on nomme passage à l’âge adulte.

Créée

le 1 sept. 2023

Critique lue 31 fois

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Procol Harum

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