Ce qui s'est à chaque fois inventé, au fil de l'histoire des jeux vidéo, ce sont de nouvelles liaisons à la machine, de nouvelles manières de jouir de l'écran... Les jeux vidéo sont de petites poussières de rêve auxquelles le capitalisme se secoue de son grand sommeil mais ce sont aussi des miroirs brisés qui renvoient une image complexe de la subjectivité contemporaine : en s'y intensifiant, les logiques de management informationnel y redeviennent visibles, accessibles à la critique, actionnables, reconfigurables, jouables.



Dans son ouvrage Philosophie des jeux vidéo, Mathieu Triclot ne se rendait pas compte à quel point sa pensée aller rejoindre l'esprit torturé de Kojima. Il est rarement arrivé, de mémoire de joueur, qu'un jeu condense à ce point les défis auxquels la société fait face aujourd'hui en les confrontant à son gameplay. Le bluff technologique qui s'est emparé du management dans l'économie de service pratiquée par des sociétés bien connues comme Uber, Amazon ou même Deliveroo révèle partout un même constat : Le travailleur est devenu une donnée. Le poids que pouvait avoir autrefois le travailleur face à sa direction et ceci grâce à son syndicat, a été tout simplement remplacé par un contact dématérialisé et impersonnel via ce qu'on appelle aujourd'hui une application. Le directeur ou patron n'étant plus là, le syndicat n'étant plus là, le travailleur n'a plus qu'à s'en prendre à cet amas de cristaux liquides que l'on nomme écran. Pire encore, le consommateur qui pensait être le sujet d'une relation commerciale avec son vendeur en faisant appel à ses services devient finalement lui-même l'objet de cette relation commerciale par ses données, ses goûts, son profil qui jamais ne tarira la soif insatiable de la grande machinerie publicitaire. C'est la désubjectivation.


Il y aura peut-être un syndicat des scorpions (cf Chris Marker), car on prétend qu'ils survivront à la bombe, mais disons que cela nous concerne moins. Non, le plus probable c'est une société heureuse qui ronronne et se donne de fausses sécurités dans l'espoir d'un équilibre toujours remis en question. Là le syndicat est au mieux une organisation puissante, protectrice et efficace à sa manière qui utilise les techniques de pointe pour gérer vos intérêts, garantir votre emploi, vous assurer le maximum de confort. Plus vous vous en remettez à lui, plus il prend pour vous les décisions qui règlent votre sort. Ce syndicat là ne se mêle pas d'inventer une autre société, la société elle est comme elle est, il y a toujours des nantis, toujours des exclus, on ne peut pas être partout n'est-ce pas ? Et les marginaux il n'ont qu'à être comme tout le monde. Mais c'est un syndicat qui a du poids en face des banquiers, en face des patrons, en face du pouvoir, quel que soit le pouvoir. Il a aussi des traditions, il les cultive. Car la nostalgie du passé est bien pratique pour occuper la place de cette nostalgie de l'avenir qu'en d'autres temps on baptisait révolution. Ce syndicat dira ce qu'on a voulu qu'il dise si nous savons le vouloir.


Ainsi équipé de nos menottes connectées nous partons livrer une pizza à un inconnu, espérant au passage augmenté notre quantité de Likes. On traverse un univers onirique rappelant la Nouvelle-Zélande, au départ d'une zone industrielle pour se rendre dans une autre zone industrielle. Une fois la pizza livrée il ne faut surtout pas oublier de connecter notre cher client au réseau Chirale (Le réseau surnaturel utilisé dans le jeu) qui permettra au Léviathan UCA (Cf: Union city of America) de l'incorporer à son système.


Il y a trop à dire sur Death stranding, les comparaisons écologiques, dystopiques et collapsologiques n'en finiraient plus de pleuvoir. David Lynch et Cronenberg ont malgré eux accouché d'une oeuvre hybride. Il ne sert à rien de vanter ici les mérites du gameplay et du game design car ce n'est qu'une fois la manette en main que le joueur comprend. C'est une esthétique du faire, ça ne passe que par l'expérience et c'est le propre du jeu vidéo. Si le joueur prend patience, analyse, et débat sur le jeu, il prendra rapidement conscience de la profonde importance de ce type d'oeuvre dans le média. Elle nous fait progresser vers de nouveaux horizons, propose de nouveaux moyens d'expression qu'à notre tour nous pourrions saisir.


Pour reprendre Jacques Ellul :



La technique est l'enjeu du siècle !


Shanks-le-roux
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le 11 déc. 2019

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