Le territoire des sentiments (texte paru dans chronicart)
Le temps défile. Notre vie se peuple d'évènements qui forgent notre vision du monde, et nous éloignent de la possibilité de nous en émerveiller simplement. Fatalement, on relègue le jeu dans la sphère du non sérieux pour l'opposer au sérieux de la vie. On en oublie son mystère et son ivresse poétique comme réalité première du monde, cette image d'Héraclite d'un « enfant qui joue », comme le dieu de Nietzsche qui danse dans Zarathoustra. Mais devrait-on s'émouvoir que l'on puisse s'arrêter de jouer au jeu vidéo? Qu'on ait épuisé sa logique de domination et qu'on se dise qu'il est plus sage d'en finir avec? « Il y a de simples sentiments que les gens veulent éprouver dans leur vie, mais qui n'existent pas dans les jeux. C'est pourquoi beaucoup de gens arrêtent de jouer alors qu'ils grandissent ». Ces mots sont de Jenova Chen (dans une interview donnée pour le site eurogamer), co-fondateur de Thatgamecompany, studio américain à l'origine de Journey. Des mots simples qui résument encore les limites du jeu vidéo, en même temps qu'ils formulent ce souhait de pouvoir les excéder.
Eloge du détail
Mais comment? La première voie, celle de l'industrie lourde du jeu vidéo tend à repousser les frontières de sa perception ou des possibilités d'interaction avec les images (disons, l'immensité de Skyrim, la nébulosité de Mass Effect, l'espace mythique et cinématographique de Red Dead Redemption et Uncharted, ou encore l'intégration du geste de la Wii ou du Kinect...). Parallèlement à cette voie, les jeux de Thatstudiocompany se déploient quant à eux sur un mode mineur. Sur le PSN, cet espace qui donne la possibilité, comme le Xbox Live Arcade de concrétiser les meilleures intuitions du jeu indépendant (Braid, Fez...), ils expriment une ambition non pas tant progressiste (déployant toujours plus de moyens) qu'exploratoire et réflexive, portée vers ce territoire inconnu des « simples sentiments ». Mais si une telle dimension de la vie est essentiellement absente du jeu vidéo, c'est qu'elle ne traduit quasiment rien, quand bien même elle en détermine tout. Car c'est dans le dérisoire que l'on trouve trace d'une évocation sentimentale première des choses. Dans Flower, cela tenait des mouvements d'un simple brin d'herbe, et dont la somme, étendue à l'espace d'une clairière, faisait ressentir le flot de l'air soulevant un pétale de fleur. Dans Journey, c'est le détail d'une grain de sable: Séparés au regard du joueur par la lumière qui s'y reflète, ces particules s'agrègent pour engloutir tout l'espace en un désert à perte de vue, reliant dans un même mouvement le néant et l'infini.
Esthétique du désert
Cependant, il n'y a pas que ce désert. Au commencement du jeu, le personnage du joueur s'éveille au milieu des dunes. Il en grimpe une avec difficulté, ployant sous le vent, le pas alourdi par le sable qui s'en dérobe. Arrivé en haut, il est saisi par la vision d'une montagne à l'horizon. En son sommet fendu par un double trait, un abîme laisse filtrer une intense lumière blanche, comme le songe d'une métaphysique inaccessible. L'on pense à Savary et ses lettres d'Egypte, la nécessité qu'il évoque de se tenir à un éloignement juste des Pyramides: ni trop près, ni trop loin, pour que l'imagination puisse atteindre son maximum et éprouver le sentiment de son impuissance, son inadéquation à présenter la totalité qui s'exprime à elle. Le sublime comme grandeur absolue surgit de cet instant. La somme des pas qui nous sépare du sommet rejoint la somme de tous les grains de sable qui composent l'espace, et c'est un sentiment d'humilité qui grandit : celui de n'être soi-même qu'un grain de sable dans un désert, mais dont on porte encore l'écho singulier, et destiné à cette lumière lointaine.
L'invitation au voyage
Au fond, il n'est question dans Journey que de briser cette puissance du lointain, et d'en être récompensé par celle d'éprouver la distance qui sépare l'être du sublime, de sorte que le temps contamine l'espace. Mais il ne s'agit pas de faire un temps, accumuler des quantités pour compléter un vide. Il faut quitter la philosophie du joueur pour épouser celle du marcheur, pour lequel la répétition des pas ne vise aucune fin en soi. Alors que le temps s'étire pour approfondir l'espace, ce n'est pas tant qu'on se rapproche d'un but, mais plutôt ce dernier qui s'installe lentement en soi, enrichi de visions singulières. Au gré des changements de lumière, le désert se diapre de teintes d'une incroyable variété. L'on est surpris de le voir se teinter de rose, scintiller sous l'angle d'un soleil rasant, devenir poussière lorsque le vent le soulève. Et comme ce sable qui s'élève, le joueur est porté par le sommet qu'il a toujours en mire. L'horizontalité cède à la verticalité. Des bandes de tissus flottent au vent et jalonnent le parcours du joueur. Elles lui permettent de prendre son envol, transgresser la pesanteur et triompher brièvement sur elle, emprunter des chemins menant vers des hauteurs inespérées, décuplant les possibilités intensives du voyage.
De soi à l'Autre
Il y a dans Journey cette affirmation, comme une intime croyance, qu'il est possible de libérer le jeu vidéo d'une dimension égoïste pourtant fondamentale. Qu'à ce prix, le jeu puisse alors grandir le joueur dans son être profond. C'est que Jenova Chen est lui-même de cette génération qui a grandi avec le jeu vidéo, qu'il a déjà connu ces moments où une poétique de l'espace suspend tout égoïsme à une contemplation sans finalité, comme la découverte des plaines de Shadow of the Colossus, ou celle de la plage finale d'Ico, lieu de recherche de l'être manquant. Journey succède ainsi aux jeux de Ueda, auxquels il reprend le principe de conception par soustraction, minimisant la séparation du joueur au monde du jeu. Mais le jeu de Jenova Chen renverse les propositions de Ueda en un point déterminant. Dans Shadow of the Colossus et Ico, c'était l'égoïsme du joueur qui vacillait, bouleversant jusqu'au tragique. Le jeu prenait possession de soi, Yorda sauvait Ico, la princesse devenant la figure de la mère, et les jeux achevaient bouleversaient l'égoïsme dans la felix culpa. Contrairement à Ueda, pour qui le symbolisme sert de clé à posséder jusqu'à s'y perdre (il y a toujours la princesse à délivrer, transformé en une conception de soi à l'Autre), Chen ne substitue pas un égoïsme pour autre chose, Il n'invite qu'à l'horizon, dont nul ne peut être propriétaire mais dont tout le monde ressent la poésie et peut la partager.
Le monde en nous
C'est la réponse de Journey à l'égoïsme fondamental du jeu vidéo. D'abord, ne jamais s'y plier, ne laisser que les affects pour seul gain possible. Mais il est aussi ce message essentiel qui dérive de sa conception du mode en ligne : L'on est jamais seul dans Journey mais accompagné, sans que cet accompagnement soit une mauvaise visite. Chacun prend son pas, de faibles distances se creusent. Et de temps en temps l'on marque une pause, se retournant, tentant d'évoquer un signe à l'autre, qui répond de même, en deçà du langage, juste dans la proximité de soi à l'autre. Et alors que le périple se termine, au seuil de cette lumière qui finit par absorber le joueur, les silhouettes de soi et de son compagnon d'aventure se rejoignent, formant l'abîme qui s'était dressé au début devant le joueur. L'on comprend enfin que cette lumière si lointaine était contenue en nous, dans les yeux du personnages. L'on franchit ce pont jeté entre l'être et le sublime, qui nous ramène alors au début du jeu, transporté par une étoile filante. Au seuil d'un nouveau voyage, l'on saisit toute la grandeur du jeu vidéo. Grandeur d'un monde qui en nous, est profond comme la mer.
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