Critique originale sur mon blog.


Un homme d'esprit, dont j'ai oublié le nom, prétendait qu'il est possible de classer les livres en deux catégories : les moralistes et les moralisateurs. L'on pourrait arguer pendant des heures sur cette assertion - la discussion s'achevant au premier disant "mais, l'absence de morale n'est-elle pas une position morale ?" -, mais je préfère la considérer comme non dénuée de toute vérité. Je ferai, pour ma part, une autre distinction : il y a les livres qui cachent leurs morales, et ceux qui vous l'assènent.


Il en va alors, je présume, de la Littérature comme de la gastronomie, du cinéma ou du jeu vidéo : il est plus aisé de délivrer un message que de le dissimuler de façon subtile ; et Abe's Oddysee, ou L'oddysée d'Abe en français d'appartenir à cette deuxième catégorie, pour mon plus grand bonheur.


Oddworld est une série qui compte aujourd'hui plusieurs épisodes et épisodes "bonus", annexes peut-on dire à l'intrigue principale mais je ne vais me concentrer que sur le premier jeu, qui a déjà énormément marqué les esprits en son temps.


L'histoire prend place sur une planète extraterrestre où cohabitent plusieurs races intelligentes. Deux d'entre elles, cependant, ont évolué suffisamment pour développer des sociétés organisées, les Mudokons, quasiment semblable à des Hommes à l'exception de leurs mains à quatre doigts, et les Glukkons, bien plus menaçants et imposants que ces derniers. En effet, si les Mudokons vivent pour la plupart en harmonie avec la nature et ses créatures, les Glukkons préfèrent, quant à eux, l'exploiter et construisent de gigantesques usines pour générer d'imposants profits. Ils asservissent les Mudokons et les contraignent à un dur labeur, sous la surveillance rapprochée des Sligs, gardiens décérébrés mais violents.


Un soir, tandis que Abe, un Mudokon travaillant à Rupture Farm, le plus gros abattoir de la planète, erre dans les couloirs, il surprend une réunion du conseil d'administration. Celui-ci est mécontent : du fait de l'extermination progressive des espèces animales comestibles, leurs profits sont en chute libre. Heureusement, Molluck, PDG de l'entreprise, a un plan : il ne propose rien de plus qu'utiliser, comme nouvelle viande, les Mudokons eux-mêmes.


Abe, terrifié, décide alors de se sauver... Mais aura-t-il le courage de partir en laissant ses congénères à leur horrible sort ?


Abe's Oddysee se présente comme un jeu de plates-formes/aventure en deux dimensions dans la plus pure lignée des Prince of Persia, des Another World ou Nosferatu : le personnage va devoir errer au sein de niveaux plus ou moins grands qui s'étendent à la fois horizontalement et verticalement, puisqu'il peut s'accrocher aux différents rebords, courir, faire des sauts de diverses amplitudes... L'objectif de chaque niveau, généralement, est d'aller d'un point A à un point B pour atteindre le niveau suivant et ainsi de suite jusqu'à la fin du jeu.


Trois éléments, cependant, le distinguent de ses modèles : tout d'abord, Abe ne possède pas, de prime abord, de moyen de défense face aux dangers qui émailleront sa route. Il n'a ni armes, ni boucliers et ne peut que fuir ou se cacher. En ce sens, le joueur doit gérer avec intelligence les zones d'ombre, qui le rendent invisibles à la plupart des ennemis - du moins, ceux qui ne se servent pas de leur flair pour le traquer - et le bruit qu'il produit et doit parfois penser à marcher à pas de loups pour se glisser dans le dos de quelques gardes gênants.


Ensuite, Abe à la possibilité, quand certaines conditions sont réunies, de prendre possession d'un garde afin de le diriger pour s'affranchir de plusieurs dangers au moyen d'un "envoûtement" : malheureusement, des sphères de surveillance, présentes ci et là, empêchent souvent le joueur de procéder comme il le souhaite.


Enfin et surtout, en qualité de créature intelligente, il a la possibilité de parler et même de formuler plusieurs phrases simples, toutes à l'impératif (parlons de perlocution !) afin d'aider ses compagnons à s'échapper : en scandant "Bonjour", "Suis-moi", "Attends", entre autres, Abe va pouvoir guider les autres Mudokons rencontrés vers des portails magiques leur permettant de s'échapper de Rupture Farm, et ne pas devenir le futur hamburger à la mode.


Le chemin de ce "héros malgré lui" ne sera pas, cependant, de tous repos : après s'être échappé de Rupture Farm et de son no man's land, il fera la rencontre d'un chaman de son peuple lui révélant qu'il peut détruire les Glukkons s'il parvient à être le dépositaire d'un ancien pouvoir. Une fois ces nobles épreuves traversées, il pourra alors revenir à l'usine et provoquer sa destruction.


Cependant, et si Abe, au terme de son périple, n'est pas parvenu à libérer plus de cinquante de ses semblables (sur un total de 99 à libérer le long du jeu), il se peut que son sort ne soit pas plus enviable que les animaux précédemment charcutés par l'entreprise...


Outre son ambiance malsaine oscillant entre un paysage issu de 1984, avec ses multiples caméras de surveillance et ses messages de "contrôle" pour orienter les pensées, et son côté onirique qui en appellerait, cette fois, davantage à du Moebius dans la façon dont les constructions ont de s'intégrer et de se désintégrer dans la nature, et outre son système de jeu des plus agréables et sa durée de vie impressionnante pour un représentant du genre, c'est bien entendu sa "philosophie" ou, disons, son éthique qui surprend pour un jeu vidéo.


S'il est facile de comprendre que, globalement, le jeu se présente comme une fable écologique, opposant les Glukkons pollueurs aux Mudokons respectueux de l'environnement, ses implications vont bien au-delà encore de ce seul schéma, et se construisent, globalement, par binomes : les Glukkons sont des capitalistes convaincus cherchant par tous les moyens à faire du profit, les Mudokons sont plutôt partisans de la "décroissance", ne vivant qu'en petites tribus ci et là ; les premiers utilisent avant et surtout la technologie pour arriver à leurs fins, alors que les Mudokons font appel à la magie et à la communication ; les premiers représentent la marche an avant, sans retour, les seconds le respect des traditions et de leurs ancêtres.


Et au milieu de tout ceci, il y a la nature qui, chose relativement rare pour être signalée, n'est jamais personnifiée comme on l'attend trop souvent et reste un éternel témoin. Si les espèces sauvages, comme les Scrabs ou les Paramites, peuvent apparaître parfois comme des gardiens silencieux de ce patrimoine, ils luttent contre tout envahisseur désigné, fût-il un Mudokon comme Abe.


En définitive, il convient de considérer celle-ci comme le troisième protagoniste de cette lutte, et elle apparaît, plus j'y songe, comme une forme de divinité silencieuse et jalouse, à la façon des anciens Dieux païens ou des premiers dieux des civilisations monothéistes : si elle est capable d'élire des gardiens et des protecteurs, ces derniers ne bénéficieront d'aucun traitement de faveur en particulier et devront prouver, non par leur ascendance divine mais bien par leurs actes terrestres qu'ils sont dignes de les représenter.


Cela donne une saveur particulière au jeu, selon moi : non seulement sommes-nous conscients que chacune de nos actions à des conséquences directes sur l'histoire et la psychologie des personnages, mais encore ne pouvons-nous pas nous départir de cette sensation de devoir à la fois survivre et sauver nos semblables, de se sentir comme repoussé par cet univers, comme si nous n'étions pas à notre place. Les jeux vidéo, c'est là une conception répandue depuis les premiers jeux de Peter Molyneux, ont tendance à faire du joueur un démiurge, une entité toute puissante et l'univers du jeu de se plier à ses exigences. Il existe, cependant, quelques titres qui prennent le contre-pied et repoussent le joueur humain de leurs univers.


Ce dernier, de là, peut soit choisir d'entrer en force et d'arracher sa place avec les dents, ou, davantage, paraître humble et s'immiscer lentement dans les interstices.


Oddworld appartient, sans aucun doute, à cette deuxième catégorie. Le fait, bien entendu, que la mort y soit monnaie courante malgré les vies infinies et que le système de points de sauvegarde, erratique, exige de refaire de nombreuses fois certaines sections des niveaux, y contribuent énormément. Mais d'un point de vue éthique, cela se ressent également : il est difficile de survivre, et l'on devrait également sauver nos compagnons, alors qu'ils sont prompts à se précipiter dans les moindres pièges ? Nous sommes le héros légendaire, mais même les créatures que nous devons protéger veulent nous démembrer ?


Il est surprenant de constater que l'impression de solitude, et ce alors que l'on nous a offert la possibilité de nous exprimer, ne cesse de grandir dans Oddworld. Qu'il est rassurant, alors, d'entendre dire, de ci de là : "suis-moi !"

Mathieu_Goux
10
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le 2 sept. 2015

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Mathieu Goux

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