Critique originale publiée dans chro
Dès le début de Papo y Yo, puzzle/platform game à télécharger sur le PSN de Sony, son game designer Vander Caballero fait dédicace à sa famille, qui lui a «permis de survivre au monstre qui habitait [son] père ». Le témoignage est direct, presque gênant, tellement il parait inhabituel dans l'esprit du jeu vidéo et éloigné de sa vocation purement ludique. Il ne faut évidemment pas oublier combien le jeu vidéo sait émouvoir, ni qu'au moins depuis Silent Hill 2 (et le personnage d'Angela), on le sait capable de convoquer pareils démons que ceux de la violence d'un père et d'une enfance meurtrie. Mais il réside une nouveauté dans le regard auquel ce témoignage singulier condamne in fine. Cette nouveauté, c'est précisément que le joueur n'opère plus sur un monde neuf mais sur le double d'une réalité intime à explorer, à l'image de la première scène du jeu: Un jeune garçon quitte le placard dans lequel il est caché pour entrer dans le monde du jeu, une favela anonyme et dépeuplée, égayée ça et là par quelques fresques chatoyantes. Dans cette favela habite « monstre », métaphore sans fard de ce père violent, qui prend les traits d'un géant rougeoyant et cornu parfois pris de fureur. Pour le guérir, le joueur doit le conduire à un chaman, et se frayer un chemin dans la ville, labyrinthe dont il peut déplacer et ré-agencer les blocs, avec l'aide d'un petit robot ainsi que d'une jeune fille qui sera son guide, et dont les tracés de craie font surgir des passages et des mécanismes à actionner.
Ce garçon, que le joueur incarne s'appelle Quico, clin d'oeil au Ico de Fumito Ueda, et que Caballero cite d'ailleurs comme sa principale influence. Des jeux de Ueda, Papo y Yo retient en effet ce principe fondamental que l'espace du jeu vidéo n'est pas que le signe d'une progression, mais peut aussi révéler un enjeu sentimental, comme le château d'Ico ou la plaine de Shadow of the Colossus (héritiers des peintures métaphysiques de Chirico), sublimant dans leur immensité la fragilité du lien à l'autre, que ce soit la main de la jeune fille que l'on tient, ou le colosse auquel on s'accroche désespérément. Si Caballero reprend ce principe pour tisser la relation père/fils, ce n'est pas tant pour jouer comme chez Ueda sur sa fragilité que sur son instabilité, inhérente à l'alcoolisme du père. Le ré-agencement de ses blocs, l'apparition de failles ou le danger de voir le monstre se faire empoisonner au détour d'un passage peuvent briser subitement la complicité avec le monstre, qu'il faudra quand même incessamment ré-établir, pour atteindre des plateformes inaccessibles ou ouvrir certains passages.
Si le jeu témoigne ainsi d'une cohérence parfaite dans sa volonté d'explorer cette relation singulière, il se révèle cependant plus faible comparé aux chefs d'oeuvre de Ueda, plus descriptif qu'évocateur (là où Ico parvenait à établir un lien intime, en deçà du langage), de même que ce regard que l'on soulignait, imposé sur une enfance douloureuse, n'est que trop rarement dépassé par des mécaniques de jeu qui se révèlent trop simples (au contraire des colosses de Ueda). Il n'en reste pas moins un final à retenir: l'inévitable faillite d'un monde qui n'est pas sans rappeler celle des rêves de l'Inception de Nolan, alors que les lois abolies de sa physique déplient la favela puis la déchirent. Ce renversement de l'espace, qui marque l'impossibilité de prolonger ce monde onirique signe aussi le passage de Quico à l'age adulte, qui comme chez Ueda relève de la perte: la jeune fille est sacrifiée, jetée en pâture à un monstre incurable, et le robot doit quitter le joueur, le suivant d'un dernier regard alors qu'il le guide vers le dernier lieu cathartique du jeu. Quico s'y retrouve ainsi confronté à ses souvenirs, et le jeu rejoint son propre auteur. Le joueur lui, peut alors poser sa manette, et dans cet instant quitter ce monde, avec le sentiment d'avoir pu accompagner brièvement Caballero au bout d'un long voyage, intense et émouvant.