Return of the Obra Dinn
8.3
Return of the Obra Dinn

Jeu de Lucas Pope et 3909 (2018PC)

Lucas Pope fait ses jeux tout seul. Il écrit, développe les mécaniques, s’occupe du code, de la partie graphique, et compose même la musique. Lucas Pope fait ses jeux tout seul et c’est une tâche si énorme qu’il faut bien faire des concessions. Lucas Pope fait ses jeux tout seul et est devenu le roi du cache misère. D’une 3D sommaire réduite à un lieu inerte il obtient, d’un coup de filtre noir et blanc inspiré des jeux des premiers ordinateurs personnels, une vertigineuse plongée dans une eau-forte du XIXe siècle. Lucas Pope fait ses jeux tout seul et a bien compris que les manques inévitables qu’impose la cruelle réalité à la réalisation de ses ambitions sont l’aubaine rêvée pour titiller l’imagination du joueur.


Return of the Obra Dinn est un jeu à trous et ça tombe bien, l’unique et pourtant cornélienne tâche que le joueur doit accomplir, consiste à les combler. Comme dans Papers, Please, on pénètre dans cette enquête par le biais déromantisé de l’administratif. On incarne effectivement une experte comptable qui doit, alors qu’un navire depuis plusieurs années disparu a refait mystérieusement surface, évaluer les dommages matériels et humains subis par les quelques soixante personnes de l’équipage. Pour mener cette enquête aux allures de mission impossible, on dispose de quelques outils: un livre de bord que l’on va remplir au fur et à mesure de notre avancée et qui contient d’emblée quelques informations indispensables (une liste d’équipages avec noms, formations et nationalités, des croquis du voyage qui leur donne une apparence sans les nommer), et une mystérieuse montre à gousset ornée d’une tête de mort.


Cette dernière est le centre névralgique autour duquel s’organise tout le jeu. Elle permet en effet, à partir des restes de cadavres présents à bord de revivre, sous la forme d’un instantané tridimensionnel précédé de quelques secondes de contextualisation sonore, le dernier souffle du défunt. Naviguant ainsi au gré des souvenirs comme dans un musée de statues morbide, le joueur devra alors recouper les informations cruellement partielles et savamment disséminées afin d’établir, petit à petit, le sort de chaque membre de l’équipage.


Contraint par une chronologie nébuleuse et les limites strictes des mécaniques d’identification, le récit de voyage se noie de prime abord dans le chaos de ses questions sans réponse. Des limites de temps pour visiter les souvenirs la première fois à la validation des sorts des personnages qui s’active au bout de trois bonnes hypothèses en passant par ce filtre graphique qui voile les détails et oblige à scruter à la loupe ses contours imprécis; le jeu fait en sorte qu’un premier tour global des souvenirs laisse désemparé face aux innombrables strates de compréhension de l’intrigue. C’est là que le jeu commence.


Chaque contour flou entre dans la balance à mesure qu’on restructure à sa guise les fragments informatifs éparpillés. On interprète un accent, on analyse un uniforme, on déduit une fonction, on regroupe, on amalgame, on forme des hypothèses sur des bases de plus en plus fragiles. Lancé dans un vent contraire, on essore jusqu’à la dernière goutte la moindre parcelle d’information. Réduit à peau de chagrin, le jeu incite à une exploration intensive, microscopique, à profiter du moindre contour, à exploiter le plus petit embryon de piste, au point de faire disparaître l’humain derrière les détails, la tragédie derrière les données. Return of the Obra Dinn est un jeu de pure économie qui se donne comme seul horizon poétique, la satisfaction d’un questionnaire bien rempli.


L’aliénation, masquée derrière l’avidité de découvertes qu’engendre l’enquête, s’établit de manière bien plus sournoise que dans Papers, Please où elle était le coeur affiché du jeu. Cette avidité coupable en effet, qui est le filon thématique du récit, enferme in fine le joueur dans son rôle amer de comptable luttant avec sa propre désensibilisation. Chargée d’émotions contradictoires, de tragédies réduites à quelques chiffres, la main, au moment de parapher, hésite. Ne condamnons-nous pas, avec le sort de cet équipage, une part de notre humanité?


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MystreOrange
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le 22 avr. 2020

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