The Legend of Zelda, sorti en 1987 sur NES, inaugure la série culte éponyme. Ce premier pose déjà ce qui deviendra le système de conventions essentielles à tout jeu Zelda, que l'on peut résumer ainsi : un personnage vêtu de vert parcourt le royaume d’Hyrule afin d’aider la Princesse Zelda à vaincre Ganon, démon voulant s’emparer de la Triforce, un artefact divin qui protège le royaume. Le joueur doit ainsi explorer une contrée envahie de monstres, traverser des donjons et acquérir de nouveaux pouvoirs pour restaurer la paix dans le royaume. A quelques exceptions, cette trame fait système dans la série. Le premier Zelda n’était pas qu’un jeu d’action 8-bit : il s’agit, à proprement parler, de la première vraie « aventure » du jeu vidéo, individualisée grâce à l’invention du système de sauvegarde. Parce qu’il était désormais possible de mémoriser la progression précise dans le jeu, les développeurs ont pu proposer un système de jeu s’étendant sur la durée et la progression personnelle de chaque joueur, et ainsi ne plus faire du score final le but ultime d’une partie, s’éloignant par là d’une écriture de type “jeu d’arcade”, qui prédominait alors. C’est aussi dans ce premier Zelda qu’apparaît la tentative de créer ce que l’on appelle aujourd’hui un open world, c’est-à-dire un système de jeu à monde ouvert, où le joueur est libre de ses actions et peut explorer des environnements reliés entre eux sans rupture visible. À ce jour, ce sont dix-sept jeux qui constituent le cœur de la saga, si l’on en exclut les épisodes annexes. Trente ans après le premier épisode paraît The Legend of Zelda: Breath of the Wild. Alors que la série avance depuis des décennies en suivant la même fiche de route balisée, sur le schéma phase d’exploration / acquisition d’un nouvel outil-pouvoir / donjon / boss et ainsi de suite jusqu’au boss final, Breath of the Wild est d’abord annoncé comme le jeu qui bousculera les codes en vigueur. En janvier 2013, et avant même de dévoiler une seule image du jeu, Eiji Aonuma, producteur de la série, présente à l'aide d'un powerpoint austère que le prochain Zelda repense "les conventions qui régissent les jeux Zelda", comme le fait que le joueur "s'attende à devoir terminer les donjons dans un certain ordre". Quelques mois plus tard, Nintendo annonce des "éléments de gameplay inattendus". Il n'en faut pas plus pour que les joueurs rêvent déjà à une œuvre aussi puissante qu'Ocarina of Time, déjà réalisée par Eiji Aonuma. L’engouement entourant le jeu grandit, mais ce n'est qu'un an après que Nintendo diffuse la première image du jeu. Hyrule s'offre au joueur, le paysage devient à lui seul une promesse d'aventure.


Le jeu est annoncé pour 2015, mais sa date de sortie est repoussée à plusieurs reprises. Alors que la Nintendo Switch est dévoilée, on apprend que le jeu ne sortira pas que sur Wii U mais sera aussi porté sur la prochaine console de Nintendo. Lorsque The Legend of Zelda : Breath of the Wild voit finalement le jour, le 3 mars 2017, les critiques sont unanimes : il s'agit de l'un des plus grands jeux jamais réalisés, et Nintendo a réussi à repenser Zelda tout en offrant au joueur un extraordinaire open-world.


En ouverture de Breath of the Wild, la voix de la princesse Zelda réveille Link d'un profond sommeil. Link se lève, et saisit la "tablette sheikah", artefact antique figurant à l’écran la console. L’ouverture de la grotte où Link sommeillait laisse apparaître ce qui sera le terrain de jeu : un paysage grandiose, fait de plaines et de montagnes, qui ne se dévoile pas tout à fait à la vue mais suffit à constituer la promesse d’une aventure. Ce n’est plus la “render distance” qui pose la limite du paysage, mais plutôt la simulation de la vue humaine.


Dans son article "La Fable du décor", Paul Sztulman propose cette réflexion : "Qu'est-ce qui fait l'attraction du décor ? C'est peut-être sa puissance suggestive, le fait qu'il est précisément en attente de récits[5]". De fait, parce que le jeu se dispense de tout récit classique, aucune linéarité ne s’impose au joueur. Les quelques cinématiques qui parsèment le jeu sont des flash-backs d'un temps ancien et révolu. Même les traditionnels donjons ne sont plus indispensables : pour affronter Ganon, il suffit de terminer la zone introductive qui sert de tutoriel ; au terme de celle-ci, il sera possible de rejoindre le château qui trône au centre de la carte pour vaincre le démon. A chacun son périple : le coeur du jeu, c'est l'exploration, “l’aventure” au sens strict : l’aventure, ici, c’est ce qui arrive fortuitement. Cette aventure n'est pas pensée sous la forme d'un grand récit épique, traditionnel aux RPG tels que Final Fantasy ou Skyrim. Ici, à l'exception de quelques séquences de combat, tout est comme en sourdine. Même les traditionnelles orchestrations musicales complexes de la série sont réinterprétées au piano, tout en laissant de longs moments de "silence" musical, magnifiant ainsi les sons de la nature : le vent, les pas sur l'herbe, et les bruits de tous les animaux qui peuplent le royaume.


Si les traditionnels donjons sont désormais optionnels, le joueur peut, s’il le souhaite, traverser une centaine de temples plus ou moins dissimulés, qui constituent autant d’énigmes ou de défis. Ce parti-pris, qui étonnera les habitués du schéma traditionnel des jeux Zelda, appuie encore davantage la volonté de laisser le joueur tracer sa propre route. Parce que le monde se présente d'abord sous la forme d'un paysage, il est une invitation à l'errance. Il n’est plus question d’évoluer dans les labyrinthes à énigmes que sont les donjons Zelda. Ici, les temples constituent autant des micros-énigmes qu'ils sont en soi une récompense pour l'explorateur qui aura découvert leur emplacement.


D'une autre manière, les campements de monstres éparpillés dans le royaume, s’ils sont tous semblables, laissent au joueur la possibilité d’explorer de nouvelles manières de les vaincre. Ici, plus de grappin ni de masques - les seuls outils mis à la disposition du joueur sont des bombes, un aimant, un pouvoir permettant de geler l’eau et un autre de figer un objet. De ce fait, la volonté des développeurs apparaît clairement : il ne s’agit plus de résoudre une énigme posée, mais plutôt, et presque à la manière d’un jeu “bac à sable”, de laisser le joueur jouer avec la physique - ou du moins avec le moteur physique du jeu. C’est ainsi qu’avant d’être une aventure, Breath of the Wild est une boîte à outils, un coffret du parfait petit chimiste. S’il est possible de traverser le jeu sans trop se servir de ces outils, le joueur curieux s’amusera à inventer des plateformes volantes pour larguer des bombes depuis le ciel, à jeter un objet métallique près d’un ennemi par temps orageux pour espérer qu’il soit frappé par la foudre, ou encore en chevauchant des rochers chargés d’énergie cinétique qui le propulsera à travers le royaume. Là où un jeu comme Skyrim, dès lors que l’on obtient des pouvoirs portant atteinte à l'intégrité de son moteur physique (comme le cri de déferlement, ou tout bêtement le cheval de monte), révèle sa condition de monde artificiel, de simulation, Breath of the Wild intègre ces commandes afin que le joueur ait l’impression que le monde du jeu est régi par les mêmes règles physiques que le monde réel.


Lorsque le joueur se demande « puis-je faire ceci ?», et que cela fonctionne, le jeu révèle peu à peu toutes les possibilités qu’il permet. Cette approche réinvente le rapport au monde virtuel, qui n’est traditionnellement qu'un labyrinthe dont il faut trouver non pas l’issue mais le bout - ce qui met donc fin au jeu - et qui propose ici d'aborder un monde-outil, qui reflète et met en œuvre les désirs du joueur au sein d'un environnement ouvert. Plutôt que de laisser le joueur saisir le jeu comme objet, les développeurs ont conçu un “champ libre” à la transgression - le joueur ne s’approprie plus des mécanismes qui lui sont enseignés, mais peut réinventer et explorer un champ des possibles.


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Hétérotopie
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le 23 nov. 2018

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