Chris Avellone est un peu le grand gourou du CRPG, loin devant son collègue et ami Brian Fargo (qui est d’ailleurs bien aimable de ne pas lui en vouloir : arrivé 20 ans après dans l’industrie et avec un CV aujourd’hui encore trois fois plus court, Avellone est plus connu que Fargo mais n'a pas la moitié de son expérience). C’est lui que courtisent le plus les studios en ce moment. Depuis son départ d’Obsidian en 2015, Avellone a déjà été invité sur des projets chez Larian, inXile et Arkane. Il signe de sa griffe le design et le scénario de plusieurs très gros jeux PC à venir, souvent backés à hauteur de plusieurs millions. Il faut dire que contrairement à celui de Fargo, le nom d’Avellone est apparu en gros dans les crédits de Planescape Torment, qui n’est rien de moins que le CRPG le plus adulé de tous les temps et dont la seule évocation fait soupirer d’aise des hordes de fanatiques dans le monde entier. Vu le climat propice au revival du genre, on ne s’étonnera donc pas de voir débouler la suite de Planescape Torment après un financement participatif évidemment triomphant (4 millions engrangés, plus de 400% du montant demandé) ; on ne s’étonnera pas non plus de la voir sortir du studio de Brian Fargo, confortablement remis à flot depuis le plébiscite de Wasteland 2 et fort d’une main d’œuvre déjà experte dans le genre. Avec un tel casting, il semblait difficile de se planter… même si, après la relative déception Pillars of Eternity du même Avellone, je gardais mon enthousiasme sous le coude.


Commençons par un très bon point, qui pourra sembler étrange mais tant pis : ce nouveau Torment jouit d’une version française impeccable. Si vous avez fait tous les jeux de la « trinité Kickstarter » (Wasteland 2, Divinity Original Sin, Pillars of Eternity), votre cerveau aura régulièrement saigné sur la traduction de roumain presbyte et analphabète, peut-être au point de vous faire régler la langue en anglais, quitte à perdre une partie de la saveur de l’expérience (eh oui : à moins d’être un parfait bilingue, se concentrer pour comprendre une langue étrangère peut nuire au plaisir de jeu…). Mais chez inXile, on a visiblement enfin décidé de lâcher un maximum de brouzoufs sur les traductions, vu que la VF est à peu près parfaite. Autant dire qu’avec la quantité astronomique de dialogues, les noms propres et les références au lore dans tous les sens, le style très littéraire (pour ne pas dire ampoulé) de la moindre bulle, ça fait un bien fou – au point, presque, d’envoyer une lettre de remerciements aux traducteurs qui ont clairement pondu un boulot monstrueux ET pour le day one.


Parce que oui, du texte, on en mange. On ne mange, à vrai dire, que ça. Avec son style visuel statique et sa direction artistique étrangement peu inspirée, ce Torment fait le choix de tout faire passer par les mots. Par désir de fidélité au jeu original, par paresse ? Sans doute un peu des deux, vu sa tronche. Comme Pillars et contrairement à Wasteland 2, Torment fait le choix de la 2D quasi-intégrale, et il n’a pas une gueule de porte-bonheur. Vous allez voir les mêmes décors toujours sous le même angle, avec les mêmes lumières, les mêmes textures, les mêmes formes bizarres et pas toujours harmonieuses. Vous allez enchaîner les mêmes ulcères à la vue des éléments 3D incrustés complètement à l’arrache, avec leurs couleurs hideuses et leurs animations low cost. Quasiment dès le début, Torment est moche et illisible. Les choses s’arrangent un peu par la suite, mais quand même : une direction artistique aussi putride pour une production de cette ampleur, ça laisse songeur. Alors, bien sûr, le jeu prend tout de même le risque d’explorer un univers par définition très original, qui n’a jusqu’ici été creusé que par son prédécesseur lui-même : pas vraiment steampunk, pas vraiment fantasy, pas vraiment contemporain, surtout pas réaliste, l’univers de Planescape Torment est unique et sa suite se devait de l’être. Ce qu’elle réussit. Mais à quel prix ? Visuellement, Torment est fouillis, confus, disgracieux. Les décors en 2D n’ont pas vraiment l’air d’avoir été créés avec amour : ils ont plutôt l’air d’avoir été dessinés à la va-vite avant d’être assemblés aléatoirement par des graphistes en état d’ébriété. De plus, étant donné que quasiment tout est statique, le joueur doit faire fonctionner son imagination à plein régime pour imaginer comment tel ou tel élément de décor peut se mouvoir ou refléter les propriétés indiquées dans les innombrables bulles descriptives qui les accompagnent.


De manière générale, pour pouvoir être apprécié, Torment requiert une concentration maximale à tout instant. Un pari risqué et peut-être pas complètement assumé. L’original, avec sa narration un peu plus diluée et ses instants presque détendus de trash mob bashing, n’en exigeait pas autant du joueur, en diluant plus de zones de respiration, en étant plus clair dans son système, un peu moins violent aussi dans ses pavés de textes, tout aussi nombreux, mais moins ampoulés. Ici, vous allez galérer sur TOUT. Le didacticiel pose le ton : on ne comprend rien. La feuille de personnage cryptique, l’équipement, les capacités WTF, le système d’expérience et de niveaux, les combats au tour par tour, les « cyphers »… après des heures de jeu, des pans entiers du gameplay restent obscurs et même le plus patient des joueurs aura l’impression de jouer au Kamoulox. Entendons-nous bien, quelque part une telle complexité faisait bien partie du contrat, et Avellone ne fait qu’honorer sa part du marché : avec son système original, ce Torment fait honneur à la vieille école et se différencie radicalement du reste de la production actuelle, et même de ses propres concurrents Kickstarter. Mais il n’était sans doute pas nécessaire d’en faire autant. Ce n’est quand même pas normal qu’après huit heures de jeu, on ne comprenne toujours pas comment fonctionnent certains éléments aussi essentiels que le système de combat ou les cyphers. J’avoue jouer en non-létal et éviter les combats, non parce que je préfère ce style de jeu, mais parce que je suis incapable de gérer une situation de combat – que je gagne ou que je perde, je ne comprends pas trop pourquoi.


Du coup, on s’en remet à la littérature. Pensée comme un livre dont vous êtes le héros, presque toute l’aventure est vécue en navigant dans des fenêtres de texte. La progression s’y effectue par choix de phrases pendant les dialogues, qu’on lira attentivement avant de sélectionner, car il ne s’agit surtout pas d’éplucher chaque option de dialogue comme les RPG mainstream de cette génération ont pu nous y habituer. Il faut vraiment penser « roleplay » et se mettre dans la peau du personnage dont on veut écrire l’histoire. La plupart de ces choix n’influeront sur aucune statistique et n’aideront pas toujours à se positionner pour le reste de l’aventure : il s’agit simplement d’en suivre le cours, de se laisser porter par leurs bifurcations souvent imprévisibles, d’accepter, finalement, une destinée parmi d’autres – un thème cher au CRPG historique, ici reproduit dans toute sa pureté, aussi agaçant fût-il… Dans son écriture et sa progression, Torment se montre strictement fidèle à l’essence du genre, ce qui, là encore, est le signe d’un contrat respecté ; ce qui, là aussi, pourra laisser sur le carreau les joueurs préférant la belle mécanique de jeu à la belle phrase de dialogue. Wasteland 2, du même inXile, avait prouvé qu’il était possible de concilier les deux : on pourra donc regretter que pour Torment la balance penche nettement d’un côté, rendant l’expérience assez déséquilibrée, parfois désagréable.


Et pourtant, j’ai bien envie de dire : pas grave. Pas grave pour ces millions sans doute pas très bien dépensés. Pas grave pour ces séances de lecture à rallonge qui, même (surtout ?) bien écrites, t’arrachent la rétine à force de concentration. Pas grave pour cette DA chelou et pas très sérieuse qui te donne l’impression que les développeurs n’ont pas encore décidé dans quel univers ils voulaient mettre leur jeu. Pas grave pour ces ragequit intenses à la suite d’une décision aux conséquences débiles ou ce jet de dés à 90% qui échoue lamentablement. Pas grave pour ton cerveau qui dégouline de tes oreilles quand tu essayes de recoller dans ta tête les morceaux d’un lore supra-complexe qui s’éparpille dans tous les sens dès la douzième seconde de jeu. Parce qu’Avellone donne à ses backers ce qu’ils avaient demandé : un nouveau Torment. Techniquement, le jeu répond parfaitement au cahier des charges du genre tel qu’il existait à l’époque de son prédécesseur. Il est parfaitement dépourvu de tout élément moderne, parasite, qui nuirait à sa propre pureté. En cela, il ne peut et ne doit s’adresser qu’aux joueurs prévenus, qui savent ce qui les attend. Se plonger dans Torment à l’aveuglette, c’est la quasi-assurance d’une haine immédiate suivie d’une demande de remboursement. Parce que c’est 1999 incarné dans un jeu. Parce que c’est l’amour de la sur-écriture, de la philosophie nébuleuse, des concepts de science-fiction cramés du bulbe à la Philippe Druillet. Celui des concepts originaux et ambitieux, et tant pis si personne n’y comprend rien. C’est en cela que Torment fascine, c’est en cela qu’il est le plus susceptible de passionner.


Est-ce que j’aime Torment ? Pour être honnête, pas vraiment. Je n’ai pas envie d’y passer plus d’une quinzaine d’heures. Je ne sais pas si je le terminerai. J’y joue plus par devoir que par plaisir, sans doute (encore) le résultat d’un backing idiot. Il a en plus de nombreux autres défauts, avec son déroulement qui se couloirise progressivement, sa durée de vie maigrelette (je me base ici sur les commentaires généraux, n’ayant pas fini le jeu), ses quêtes parfois super dures à résoudre. Globalement, Torment n’a pas le niveau, c’est presque un fait. Il brise également les rêves de ceux qui, comme moi, espéraient une réactualisation du genre, une renaissance au moins aussi spectaculaire que celle offerte par Wasteland 2 (lequel, malgré tous ses problèmes, avait su me passionner). Torment est bien plus CRPG que RPG, autrement dit, c’est « un putain de jeu de barbu ». Mérite-t-il d’être condamné sur son parti-pris ? Sans doute que non. Mérite-t-il d’être condamné sur le laisser-aller certain avec lequel il l’aborde parfois ? Sans doute que oui. Plongez-vous y donc en connaissance de cause, et fuyez-le si vous n'êtes pas sûr. Contrairement à un Pillars, il possède ce soupçon d’originalité, ce courage de la différence qui permet de mieux lui pardonner ses erreurs. Contrairement à un Wasteland 2 ou un D:OS, il ne fait aucun cas de l’accessibilité et prend plaisir à vous assommer dès la première minute de jeu. Cela réduit drastiquement sa clientèle mais n’en fait pas un échec pour autant.

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le 20 mars 2017

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