Depuis 2007 et la sortie de Bioshock, le jeu qui a propulsé sur le devant de la scène vidéoludique son studio Irrational Games et son réalisateur Ken Levine pour au moins une grosse dizaine d’années, il est assez commun d’admettre que l’entrée du club sélect des jeux-vidéos œuvres d’art est tenue par un Big Daddy à la foreuse sanglante, officiant en videur. Pourtant, une fois rappelé à l’imaginaire le choc et l’intense sentiment d’aventure provoqué par la découverte de Rapture, une réserve s’impose au moment de déplacer notre regard du décor au premier plan, et de parler du jeu en lui-même, et de l’expérience qu’il propose aux joueur·euses.

Le riche mais poisseux univers de Bioshock, exposé lors d’une plongée inaugurale dont chacun se rappelle, subit aujourd’hui le poids de quinze années d’histoire du jeu vidéo, qui font craquer les rivets de la cité sous-marine, et menacent l’étanchéité du chef d’œuvre, de plus en plus soumis à des critiques prouvant que le consensus prononcé à la sortie du jeu n’est pas intemporel. D’ailleurs, y avait-il bien consensus, quand il s’avère que les critiques passant maintenant pour évidentes sont les mêmes que celles prononcées, certes avec une certaine discrétion, par les premiers·ères joueur·euses qui n’avaient pas entièrement succombé au sentiment de puissance de l’Adam ?

Il m'aura personnellement fallu m’atteler à Bioshock par trois fois, chaque partie espacée de la précédente par cinq ans (2012, 2017, 2022), mon parcours de joueur s’étant peu à peu enrichi d’une meilleure sensibilité à l’histoire des JV, pour enfin saisir les réussites du jeu d’Irrational Games, en dégager la part d’invention technique et artistique, et surtout pour remettre plus clairement ses limites dans leur contexte. Non qu’un quelconque propos caché m’ait échappé tout ce temps, mais plutôt qu’il m’aura fallu – et cela relève de ma seule expérience – passer par nombre de découvertes intermédiaires pour me brancher au plus premier des degrés au tunnel d’action nerveux servi par Ken Levine, immergé dans un décor fascinant.

Les joueur·euses de 2022 mettent facilement le doigt sur les hésitations, voire les incohérences qui parsèment Bioshock. Des résidus de jeux tout autres s'observent à chaque instant, traces de versions antérieures d’une œuvre au développement exceptionnellement long.

Le loot et le craft, tout comme la fiche génétique de votre avatar évoquent un jeu de rôle ; la construction des environnements et leur combinaison astucieuse avec les capacités de votre personnage écrèment le genre de l'immersive simulator.

Cependant, votre expérience sera celle d'un shooter nerveux, blindé d'ennemis et garni d'un généreux arsenal, où vous serez poussés, que vous le vouliez ou non, à travers une série d'espaces confinés modulant une gamme resserrée de situations d'actions – espaces qui auraient formellement aussi bien pu être ceux d'un donjon médiéval que d'un vaisseau spatial ou d'une ville moderne sous-marine.

Après l’effervescence de la fin des années 90, grâce à Deux Ex, Thief, Arx Fatalis ou encore System Shock (du studio Looking Glass, auquel participait Ken Levine), l’immersive-sim’ n’a plus la faveur des éditeurs. Bioshock décante le genre et le projette dans une action au rythme rapide qui lui va mal sur le papier. En résulte des situations de jeu lisibles, l’environnement criant aux joueur·euses d’exercer leurs capacités variées (mais toujours offensives) pour jouir de la toute-puissance de leur avatar. Des mécanismes graisseux invitent à l’incendie ; deux baigneurs dans une flaque d’eau n’appellent qu’à l’électrocution ; et pourquoi ne pas inviter vos ennemis dans le champ de tir de tourelles reprogrammées à votre avantage ? Grâce à ces rudiments d’immersion, les situations de jeu se lisent en un clin d’œil, et vous déchaînez la brutalité des combats en un claquement de doigts… génétiquement modifiés. Ce n’est clairement pas d’un niveau aussi superficiel que le genre puisera l’énergie de son renouveau, en attendant les pépites d’Arkane à partir de 2012 (Dishonored, Prey).

Quant à la présence d’éléments de jeu de rôle, on regrette surtout des réminiscences de versions abandonnées, hybridées depuis System Shock, qui ne nourrissent pas l’expérience de jeu. La liberté de personnalisation laissée aux joueur·euses ne tient qu’à un simulacre de «choix moral», ou à l’assignation de capacités faisant varier les statistiques de la fiche du personnage dans une mesure, il faut bien l’avouer au regard de la réalité des gun fights, presque négligeable… Pas de quoi faire varier une action dont les approches qui vous sont proposées restent, éternellement, l’affrontement frontal. Certes, le choix du calibre des balles qui perforeront vos adversaires reste à votre disposition.

Des miettes de jeux avortés qui parasitent l’expérience de certains, et qui nous aident à ancrer Bioshock dans son contexte d’édition, où le genre du shooter commençait à peine à standardiser un rythme plus lent véhiculant une ambition de réalisme, appuyé sur l’articulation quasi indifférente d’une arme principale spécialisée et d’une arme de poing (2007, c’est aussi l’année de sortie d’un certain Call of Duty : Modern Warfare). À l’autre bout du panorama du FPS, l’influence d’Half Life 2 avait à peine fait aboutir l’ambition d’interaction et de proposition de riches mises en scène, au sein d’un système de jeu directement hérité des remuants jeux de tir de Karmack et Romero, (de Doom à Quake, en passant par l’héritier indirect Serious Sam), dans lesquels de vastes arsenaux s’offrent aux joueur·euses pour dézinguer un bestiaire varié chargé de décliner des situations de jeu variées. Des échos de ces derniers, Bioshock est l’un des derniers héritiers, avant une hibernation jusqu’en 2016, avec le renouveau de la licence Doom, grâce auquel les forces du fast FPS ont à nouveau été mises sur le devant de la scène, et enfin maîtrisées.

Héritages qu’il faut savoir apprécier pour s’y retrouver dans un jeu qui pourrait, sinon, facilement passer comme peu subtil et répétitif.

La première immersion dans Rapture appelle à l’ouverture des sens des joueur·euses. L’immersion est totale et entière, d’abord offerte par l’émerveillement face à la générosité d’un univers rétrofuturiste qui n’a toujours pas trouvé d’égal, puis très vite corrompue par la confrontation aux traces de l’effondrement, encore en marche, de Rapture. Vous avez été accueilli à bras ouvert dans une cabine étouffante et inhospitalière dont vous devrez, à la sueur de votre front, percer les parois métalliques.

Les mises en scène convoquent de nombreux clichés, mais sacrément efficaces lors de leur première exposition : on est facilement marqué par cette «chrosome» au landau, dont l’ombre nous suggère la rémanence d’une certaine paix éternelle autour de l’amour mère-fille, mais dont la silhouette réelle révèle qu’elle dorlote en fait un bon gros flingue. Coup sur coup, ce sont les codes du body horror et du slasher qui seront convoqués, avec l’injection du premier plasmide dans les veines de notre avatar, ou avec votre confrontation avec vos premiers ennemis. Comme si cela ne suffisait pas, la présentation de l’iconique duo Petite Sœur - Big Daddy finit de charger l’étonnante complexité de votre terrain de jeu. Votre principale récompense sera finalement de saisir des éléments d’intrigue vous permettant, à rebours, d’en détricoter les nœuds.

En termes d’environnements concrets, on peut effectivement parler d’un long tunnel d’action confinée, qui désarçonne des joueur·euses de shooters plus accoutumé·e·s à proprement caler leurs tirs dans des espaces ouverts, à marquer la distance et à chercher une couverture. Une ville sous-marine est l’environnement idéal, astucieusement choisi par Levine pour tromper l’incrédulité d’un·e joueur·euse, frustré·e par des murs invisibles rendus nécessaires par les limitations techniques, mais d’autre part lassé·e des sempiternelles tech bases. La générosité des niveaux en munitions, la visée peu scrupuleuse, les sursauts garantis aux détours des couloirs et l’abondance des ressources en soin (sans compter l’inexistence du game over), incitent à se lancer à corps perdu dans des luttes brutales, où le premier risque est de perdre la notion de l’espace, et de rester, confus, à la merci d’adversaires qui ne vous ménagent pas sur le plan sensoriel, visuel comme sonore. Bioshock se joue au casque, mais peut très vite rendre malade…

Les joueur·euses sont encore poussé·es dans leur course folle par la présence continue, à l’écran, d’une flèche jaune guidant ses pas de salle en salle sans grande réflexion. Le fait que cet indicateur soit désactivable, et que l’environnement n’en soit pas moins lisible pour autant, témoigne de la rigueur des équipes de level design, encore prêtes pourtant à faire oublier une part colossale de leur travail, reléguée chez le joueur au rang d’une lecture inconsciente des environnements fouillés.

Ainsi, en première expérience, le constant fond sonore de télécommunications radio et d’audiologs fera sauter le seuil de la charge mentale de certain·es joueur·euses, qui la mettront, plus ou moins selon leur gré, en sourdine, tant l’action est pressante.

Ce sont là des tropes assez communs de jeux répondant à des impératifs d’action survoltée, mais qui parviennent dans Bioshock à s’épaissir d’un sens nouveau grâce au retournement "méta" que prend l’intrigue après plusieurs heures de jeu. Notre personnage, programmé génétiquement et psychologiquement à sa naissance pour obéir aveuglement à tout ordre accompagné de la formule « Would you kindly / Je vous prie », comprend d’où provenait l’énergie insatiable qui animait sa gâchette. Autrement dit, la «flèche jaune» en particulier, est l’effet du Would you kindly, traduit en impression sur la rétine des joueur·euses. Aux côtés du protagoniste, nous voyons notre place et notre rôle cruellement remis en cause… Peut-être une première dans l’histoire du jeu AAA, certes encore bien légère dans la gamme du "méta".

Cette ébauche de réflexivité est proposée aux joueur·euses à un moment adéquat, environ aux deux tiers de leur partie, distillée suffisamment tard pour que l’enivrement du jeu de tir ait fait son effet, et suffisamment tôt pour que les joueur·euses aient encore à porter le fardeau de la révélation, et donc le poids de leur rôle, durant un long segment.

On imagine ainsi des conclusions beaucoup plus ambiguës et amères à Bioshock que le jeu nous propose de fait… Si une liberté d’expression entière et un budget illimité avaient été laissés aux équipes d’Irrational Games, on aurait même espéré une aventure à la hauteur de la première heure de jeu, dont la perfection s’explique malheureusement par les impératifs commerciaux de choquer positivement la critique.

Si Rapture est bien l’élément hégémonique de tous les avis rendus sur Bioshock, il ne faut pas confondre le rôle du décor et celui du moteur de jeu, et bien admettre que la ville dystopique d’Andrew Ryan est avant tout un déclencheur redoutablement efficace dans l’imaginaire des joueur·euses plutôt qu’un univers à la narration fouillée. C’est par son appel à de nombreuses références réelles, tant dans l’histoire de l’art que dans les débats philosophiques, politiques et scientifiques des années 50 – 60, qu’elle gagne, mécaniquement, en densité, même lorsqu’elle se contente de les citer superficiellement. Si Rapture a, depuis 2007, autant été portée en étendard par les joueurs, c’est aussi peut-être du fait d’une volonté défensive, affirmant que, si, le jeu vidéo pouvait très bien être de l’art.

En réalité, Rapture reste finalement le prétexte génial pour laisser se développer un shooter respectueux des héritages de plusieurs genres, qu’il décante et assimile en un cocktail explosif mais instable, et en aucun cas en avance sur son temps. Bien plutôt, Bioshock est le dernier véhicule d’une façon de concevoir le jeu de tir, déjà presque dépassée à sa sortie, mais dont le renouveau récent nous offre de nouveaux angles d’attaque pour mieux nous y plonger.

Verv20
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le 14 sept. 2022

Modifiée

le 14 sept. 2022

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