Chants of Sennaar
8.1
Chants of Sennaar

Jeu de Rundisc et Focus Entertainment (2023Nintendo Switch)

Comme beaucoup, je pense, j'ai longuement hésité.

D'un côté j'adore les jeux concepts, les puzzle games, les œuvres à l'esthétique léchée... Mais de l'autre, je pourrais vous en citer par dizaines des jeux qui ont su me hameçonner avec cette alléchante formule mais qui, à bien tout considérer, n'avaient pas grand chose à proposer à par un crochet au bout duquel on avait planté une jolie mouche.

Alors certes, les retours au sujet de ce Chants of Sennaar étaient plutôt positifs, mais quand j'ai appris que le jeu était français, je me suis tout de suite doublement méfié car on sait tous ici comment, dans ce pays, on a une fâcheuse tendance à survendre nos produits du terroir...

Au bout du compte – et comme l'atteste cette présente critique – j'ai fini par prendre le risque. Et, franchement, bien m'en a pris.


Il ne faut d'ailleurs pas longtemps au titre de chez Rundisc pour mettre en confiance. Ça ne perd pas de temps. Notre avatar se réveille mystérieusement dans un sarcophage au fond d'une grotte et c'est parti. Deux escaliers plus loin qu'on se retrouve déjà face à notre première énigme. Une porte, un levier, des inscriptions. L'interface du jeu nous invite à nous attarder sur les pictogrammes présents. Il y a un symbole commun entre ce qui est inscrit en haut et ce qui est inscrit en bas du levier. On se dit que ce dessin suggère vachement une porte tout de même... Ça y est. On est ferré. La mécanique du jeu vient de nous être expliquée. C'est limpide, efficace, excitant. Pour ma part, ça m'a tout de suite donné envie de découvrir la suite. Sur ce point-là, c'est un sans faute. Bravo.


On rencontre des gens dans des contextes particuliers, on découvre des inscriptions au pied de grandes fresques murales représentant des scènes, on repère des panneaux au-dessus de portes... Et bien évidemment, tout ça est amené à se recouper pour qu'on finisse par confirmer ou infirmer nos suppositions. Difficile d'être mieux guidé pour un début de jeu concept. Peu d'instructions, que de la déduction, et des outils qu'on nous apprend à manipuler pas à pas...


Mais quand je parle d'outils, en fait je devrais le conjuguer au singulier puisqu'à par quelques clefs et autres items qui jouent plus ou moins la même fonction, on n'utilise en tout et pour tout qu'un carnet dans lequel on va collecter tous les pictogrammes rencontrés. Mais comme quoi ce Chants of Sennaar s'inspire des plus grands (pour ne pas dire qu'il les pompe un peu), le livre sert aussi d'outil permettant de valider définitivement certaines hypothèses selon le même procédé que le fameux The Return of the Obra Dinn. Celles et ceux qui auront déjà tâté du jeu de Lucas Pope sauront l'efficacité jouissive du dispositif. Je dirais même que l'ouvrage de Chants of Sennaar est bien plus facile à manipuler dans la mesure où il se complète au fur et à mesure alors que, sur le fier galion britannique, c'était déjà une bonne partie du carnet de bord qu'on avait à disposition – et qu'il fallait éplucher à plusieurs reprises ! – avant qu'on en cerne pleinement les subtilités.


Autant dire donc que Rundisc a su fort bien lancer son aventure. Le premier niveau fonctionne clairement comme un tuto mais tout en sachant donner l'impression qu'on est déjà pleinement dans le jeu, et c'est arrivé au deuxième niveau qu'on comprend pleinement ce qu'on avait déjà plus ou moins deviné : en fait cette langue qu'on vient rapidement de décrypter n'en est qu'une parmi d'autres. Chaque niveau de la tour – à la manière d'une Tour de Babel – dispose de sa propre langue et de son propre alphabet, et notre rôle va consister à décoder tous les alphabets pour ensuite créer des ponts linguistiques entre chacune de ces castes qui se rejettent l'une l'autre.

Or, là où Rundisc mène encore une fois fort intelligemment sa barque, c'est qu'il évite les redondances en renouvelant à chaque fois les enjeux. Certaines langues marquent le pluriel en doublant les lettres, d'autres avec un caractère spécifique. Certaines langues positionnent les verbes ou les compléments de manière atypiques et d'autres disposent d'un système de ponctuation qui change la forme de la phrase. Chaque langue a sa spécificité et sa manière d'être appréhendée. Mieux que ça, en apprenant la langue – toujours composée d'une trentaine de caractères, pas plus – on comprend aussi un peu mieux la caste qu'on est en train de découvrir. Certains termes se recoupent d'une langue à l'autre, d'autres pas. On se désigne pas mutuellement de la même façon. Il y a un travail qui est vraiment fin tout en restant pleinement accessible. C'est vraiment malin.


Et pour celles et ceux qui craindraient de passer leur temps le nez dans leur carnet, qu'ils sachent que Chants of Sennaar est franchement pas mal ficelé à ce niveau-là car, pour avancer dans ce jeu, il faut vraiment se balader, interagir et confronter les situations. C'est vraiment en cernant l'état d'esprit du lieu et des gens visités qu'on parvient à en déduire la nature des termes auxquels on est régulièrement confrontés. Et comme dans Return of Obra Dinn, découvrir qu'on a tapé juste est toujours gratifiant. Ça l'est même doublement dans la mesure où, avoir juste dans ce jeu, c'est à la fois accéder à des échanges plus limpides (car correctement traduit), mais en plus de ça, c'est compléter notre compréhension globale de cette Tour de Babel. Puisqu'en effet, il faut aussi savoir qu'il se cache derrière tout ce jeu de décryptage une intrigue autour du lieu : qui l'a bâti ? Pourquoi cette division ? Et sitôt perçoit-on les premières strates d'incompréhension et de domination qui existent entre chaque caste, qu'on en vient forcément à se questionner sur qui est au sommet et à quel mystère y est associé.


Tout ça nous conduit sur une aventure d'une bonne dizaine d'heures, pour peu qu'on s'attarde ou non à rallier le sommet et à rallier les peuples (personnellement, j'ai pris plaisir à traîner, d'où une partie personnelle d'une bonne douzaine d'heures), et force m'est de constater qu'en dépit d'un final un brin convenu, un brin expédié et presque trop « enfantin » (j'en reparlerai plus loin), l'aventure parvient malgré tout à tenir la distance jusqu'à son terme, ce qui n'était pas une mince affaire pour ce genre de jeu (rappelons qu'à ce niveau-là, Obra Dinn ne s'en était pas aussi bien tiré.)

Un bilan plus que positif donc, et pourtant – malgré une expérience vraiment plaisante et que je ne peux que vous recommander chaudement – je ne peux m'empêcher de nourrir quelques frustrations.


Parce que, lorsqu'on a la chance de tomber sur un jeu comme ça – qui a une vraie personnalité, qui se pose comme une force de proposition et qui, en plus de ça, dispose d'une véritable profondeur dans sa manière de creuser son concept – on rage toujours un peu quand l'élan se retrouve brisé par quelques petites étourderies ou autres manquements.


Côté étourderies, il y en a peu, mais l'ensemble est tellement bien huilé que, lorsque la machine grince, ça peut aller jusqu'à nous induire en erreur. Moi, par exemple, j'ai bloqué connement en début de jeu pour une histoire de moulins qu'on ne pouvait tourner qu'en maintenant le bouton A. Cette mécanique est inutile, contre-intuitive, jamais indiquée et trop peu usitée pour être pleinement intégrée à ce moment du jeu. Du coup, je suis passé à côté, si bien qu'au bout du compte, il a fallu que je mate un let's play pour que je grille que les moulins étaient bien activables !

Et ce genre de petites bourdes d'ergonomie, on les retrouve aussi dans la manière d'assigner les symboles dans le carnet ou bien dans la manière de gérer les phases d'infiltration qui, heureusement sont très rares car particulièrement ratées.


Mais ce qui m'a personnellement le plus dérangé, ça a été ces quelques moments où j'ai senti que les idées développées par le jeu n'avaient pas été poussées jusqu'au bout, et pas forcément pour des raisons techniques.

Qu'il fasse jour au moment d'être dans le premier niveau puis nuit arrivé au second, et à nouveau jour au troisième, pourquoi pas tant que les niveaux sont pensés pour s'inscrire le long d'un fil narratif chapitré et à sens unique. Mais là, dans ce Chants of Sennaar, ce n'est pas le cas. On peut – voire même on doit – faire des allers-retours à travers les niveaux, ce qui fait qu'on peut se bouffer tout un cycle jour-nuit-jour en deux minutes de traversée, pour s'en recogner un autre sur le chemin du retour. Tout ça a créé chez moi un malaise certain en termes d'immersion.

De même, il a fallu que j'intègre l'idée qu'il pleuve perpétuellement sur un niveau, mais que ça n'empêche pas le niveau inférieur de connaître le plein soleil, tandis qu'au même moment, il fasse nuit au niveau encore en dessous...

Alors soit, je comprends que ça aurait été une sacrée contrainte de taf supplémentaire que de penser des variations de lumière dans des décors aussi réfléchis picturalement parlant. D'un autre côté, cet aspect figé de chaque niveau lui fait perdre clairement une dimension et une profondeur pourtant pleinement abordables.

C'est d'ailleurs le même type de ressenti que j'ai pu avoir toutes les fois où j'ai constaté une incohérence de raccord entre les tableaux. Je franchis une porte derrière laquelle je devine un parc, j'arrive dans le tableau suivant en grimpant un escalier. Pourquoi ? Et là, dans le laboratoire, je rentre par un escalier en métal d'un côté, puis sur un escalier en pierre de l'autre.

Tout ça génère, ici ou là, des petites incohérences qui dissuadent le joueur investi de chercher à comprendre en profondeur le monde qu'on lui présente. Et le problème, c'est que, me concernant, ça s'est particulièrement senti sur le final de l'aventure.


En effet, arrivés au sommet, la promesse nous est faite d'accomplir à 100% l'aventure pour peu qu'on sache décoder tous les caractères de toutes les langues, et qu'on sache retrouver toute une série de bornes et portes spécifiques. Or, la promesse qui est faite d'une derniere grande épreuve finale fait quand même un peu pschitt.

Certes, la nécessité de jongler entre toutes les langues en même temps est un défi intéressant en soi, mais il est expédié rapidement par quelques conversations basiques à traduire. Les caractères qui nous manquaient sont balancés là, à côté des bornes, sans trop d'effort, histoire de dire qu'il fallait bien les foutre quelque part, quand à l'accomplissement des épreuves, il se réduit en un enchaînement de rapides et très courtes (et très nulles) phases d'infiltrations.

Tout ça, au final, pour ne même pas ressentir l'impact de nos actions sur l'univers de la tour.

Convaincre les ouvriers des jardins de rejoindre les dévôts de l'abbaye les fait certes disparaitre des jardins mais par contre ça n'a aucune incidence sur les bardes qui continuent à vivre leur vie comme si de rien n'était alors que, sans serviteurs, ils ne sont plus rien.

Idem, les gardiens sont tous réunis à attendre l'arrivée des élus mais ensuite plus rien. Ils attendent en vain.

Enfin, au niveau de l'abbaye, la grande porte vers le sommet est grande ouverte mais on ne voit aucun dévot l'emprunter.

Toujours le même statisme. Toujours le même effet stérilisant sur l'endroit alors que c'était le moment idéal pour y insuffler de la vie. Rageant.

Pire que ça, au bout du compte,.et à bien tout prendre, tout le tronçon final pour les 100% apparaît comme une à deux heures de rabe qui font un peu « segment de trop » et qui, non seulement casse l'élan final mais, en plus, peine à produire une conclusion du niveau de profondeur qu'on aurait pu espérer.


Parce que – quand même ! – il n'y a vraiment pas à redire là-dessus : Chants of Sennaar reste en définitive un ouvrage plein de bonnes idées et surtout plein de petites subtilités bien pensées.

Moi par exemple, j'aime beaucoup cette idée d'une société stratifiée où chaque caste est tenue à sa place par une forme d'obscurantisme : les gardiens accomplissent leur tâche sans broncher car ils sont convaincus qu'ils ont été élus pour ça par les bardes ; les bardes restent à leur place car ils sont convaincus qu'il n'y a pas plus intéressant à trouver ailleurs ; les alchimistes sont quant à eux littéralement coincés par manque de connaissance du fonctionnement de la porte des fées et les gens du sommet fuient quant à eux leur réalité, s'insérant de fait dans une ignorance consciente parce que souhaitée. Bien évidemment, chaque étage renvoie aussi à un âge d'évolution de la société humaine, de la base sumérienne jusqu'au paradis artificiel.

Et même si – encore une fois – un tel concept aurait mérité d'être davantage poussé, notamment dans sa révélation finale (car il reste frustrant d'avoir à combler soi-même les impensés manifestes du scénario), ça n'en retire pas moins les mérites de Rundisc.


C'est donc ravi que je redescends de cette tour fort bien ouvragée.

Ravi de constater que, pour une rare fois, un concept, jusqu'au bout, aura su être poussé,

Et qu'en plus de ça, on puisse enfin se réjouir de ne pas avoir été dupé du fair d'être produit à la maison,

Autant vous dire que, pour ma part je ne peux que vous inviter à y monter...

Créée

le 7 mai 2025

Critique lue 117 fois

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