L'aiguille des secondes s'est décrochée

Dans quel voyage peut prétendre vous embarquer une œuvre, si elle ne parvient pas d’abord à casser la petite musique incessante et régulière du temps qui passe ?
I Am Dead propose d’arrêter notre boussole-qui-tourne-perpétuellement, pour une balade sur une île imaginaire, à la poursuite de souvenirs et d’histoires qui se sont dissoutes dans l’air marin.


On ouvre les vannes et déploie les voiles : le protagoniste de notre histoire vient de rendre son dernier souffle, et son esprit prend le large. Morris Lupton, conservateur de l’île du musée de Shelmerston, vient de mourir de la mort la plus commune.
Depuis plusieurs années, « son » île, si bucolique et colorée, a beaucoup changé. Il n’y a rien de vraiment effrayant à cela – chacun l’aborde avec sa propre philosophie, Lupton lui-même a beaucoup contribué à mettre son petit pays sous vitrine, pour le plus grand plaisir des touristes. Seulement, le trépas impose un changement de perspective, et la part de perte est beaucoup plus sensible quand l’on sent la proximité des esprits de nos amis partis plus tôt, qui nagent désormais avec nous.


On regarde d’un œil interloqué les nouveaux arrivants débarquant pour deux semaines d'un stage de yoga, ou pour participer à l'étrange course aux coquillages de Shelmerston. Tout cela existait bien avant, mais, bien que l'île soit petite, ce n'était pas tout à fait notre monde.
Des journaux trouvés sur des bancs donnent une idée de la date, mais impossible de se rendre compte de ce qui est l’avant et l’après. Rendu, par effet de spiritification, quelque peu insensible aux trajectoires des histoires individuelles, Lupton est immergé dans le perpétuel quotidien de toute une île, avec ses sempiternels travaux et amusements, ses fêtes de chaque instant qui, en même temps qu’elles animent soudainement un petit point de Shelmerston, attirent alors notre attention sur rien de plus qu’un tableau "vivant".


Les perspectives de Lupton s’élargissent. Un certain relativisme fait dériver son jugement des choses et du temps, mais il est bien loin de perdre le sens du détail. Au contraire, son esprit peut trancher dans le vif des objets, contempler leurs intérieurs ; et d’une même façon, s’immiscer dans les crânes et interroger leurs souvenirs, pour en faire émerger des temporalités plus nombreuses.
On fait corps avec l’esprit de Morris, et l’on embrasse l’île de Shelmerston dans son entièreté. D’abord à travers la polyphonie de voix auxquelles ont tend l’oreille, ensuite en grattant la rouille d’objets parfois centenaires, et enfin en convoquant les esprits pour conter la mythologie intemporelle d’une lutte entre une géologie furieuse et des esprits gardiens.


L’aventure de Morris Lupton, c’est l’apprentissage d’une certaine sagesse compréhensive, le passage à une dimension supplémentaire, à travers beaucoup d’amitié et d’amour.


I am Dead nous accompagne dans cette promenade où toute liberté nous est laissée de prendre chaque objet que l’on croisera sur notre chemin dans le creux de notre main, et de l’inspecter sur toutes les coutures pour en évoquer le Grenkin, petit esprit abstrait.
Les développeurs du studio Hollow Ponds ont construit cette belle expérience – presque un point’n’click, presque un puzzle game, en passant par Où est Charlie ? – autour de six maquettes vivantes et colorées, en un unique postulat esthétique, modeste et lisible.
L’osmose poétique de l’ensemble vaut bien la peine de faire preuve de patience, pour s’immerger dans l’univers de sensations vives qu’offre Shelmerston.

Verv20
8
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le 15 juil. 2021

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