Un autre temps.

C'était déjà un bond dans le temps que nous faisait vivre ce jeu. Tranchant radicalement avec l'opus original, je me souviens qu'il était même difficile d'en déceler les affinités. Nosgoth et son maître sont défigurés, desséchés. Le passage d'une technologie graphique à une autre, sur le même support, marque avec horreur la transformation cataclysmique d'un pays que l'on avait laissé bien en vie quelques années auparavant, alors encore habité majoritairement par une humanité béate et sauvage. Kain, devenu l'avatar perverti de la perdition et de la cruauté, nous ramène à la mythologie fondatrice d'une saga fort intéressante, à l'aide de motifs millénaires : les piliers et "l'éclateur d'âme".

La grande réussite de Soul Reaver provient de son improbable point de départ qui, paradoxalement, assurera la pérennité d'une histoire qui avait toutes les chances de rester en suspens comme c'est le cas de nombreuses franchises de jeux vidéo à cette époque. En construisant sa mythologie dans la pierre des édifices de Nosgoth, le jeu d'Amy Henning nourrit celui qui le parcours non pas d'une intrigue complexe et riche en rebondissement, mais d'un point de vue archéologique, au croisement du regard de Raziel et de celui du joueur, qui alimente d'autant plus la tangible aura véhiculée par cet ensemble de motifs, de vestiges des lieux et des monuments explorés.

Ce regard de Raziel, très justement communiqué par ses talents de conteur, creuse déjà un écart fondamental avec celui de Kain, le tyran sans pitié. Sa perception du monde est en relief et en constante mouvance entre le monde des vivants et le pôle éthéré. Ainsi, si sa quête est symétrique dans la forme, elle prend une toute autre dimension sémantique dû au rapport solitaire qu'il entretient avec son environnement et au jeu de miroir qu'impose le parcours de Kain effectué dans Blood Omen. Kain y assassinait ses frères et soeurs constitutifs du cercle des neufs sans être conscient de sa filiation, Raziel quant à lui mène une double croisade fratricide volontaire. La thématique du libre arbitre et du destin immuable, du Kain victime et du Raziel messie se dessine déjà très clairement dans le découpage des jeux fondateurs de cette grande série qui par la suite, saura utiliser habilement cet univers foisonnant, regorgeant d'artéfacts et de symboles.