Les jeux vidéos sont parfois considérés comme vulgaires dans leur façon d'utiliser la fiction. Ainsi, ils créeraient une chimère racoleuse de différents arts dans un but strictement ludique. Or, pour certains l'interaction ne s'apparente pas à de l'art. Ce n'est évidemment pas applicable à chaque jeu vidéo car on peut dégager une utilisation artistique de la fiction vidéo-ludique chez quelques auteurs. Fumito Ueda dit qu'il n'imprime aucune inspiration/référence à la surface de ses fictions vidéo-ludiques. Il imprime directement ses idées propres sur l'esthétique et la narration fictionnelle. En effet, son œuvre Shadow Of The Colossus ne ressemble à aucune autre. Ueda nous donne le contrôle d'un jeune homme, voyageant à travers des terres désolées à la recherche d'immenses créatures qu'il devra terrasser pour contenter une entité mystérieuse qui pourrait ressusciter une étrange jeune fille, inexplicablement liée au héros. On pourrait penser que ce scénario est simpliste et ne présente pas de réel intérêt pour le joueur, mais c'est dans cette simplicité que réside la force de l’œuvre. Ueda pense en effet que la fiction peut s'étendre plus facilement grâce à un « design par soustraction». Cette idée de game design chère à cet auteur s'applique à partir de concepts simples, se déclinant en sous-concepts servant uniquement à enrichir le concept principal. Le jeu va au plus simple pour que la fiction soit épurée. On ne cherche pas à créer des éléments superflus, et les seules idées qui seront utiles serviront aux rares concepts de base. Cependant, la fiction ne peut être réduite à sa simplicité. Si elle fonctionne c'est aussi grâce à l'imagination des auteurs. Il ne s'agit pas de décliner simplement des schèmes narratifs éculés. Il y a dans le monde d'Ueda une étrangeté immanente à la fiction créée. C'est un imaginaire qui s'attache aux sentiments humains pour comprendre des éléments parfois complexes, ésotériques et oniriques. Il y a une immersion suggestive qui questionne la place du joueur dans la fiction. Dès lors, la fiction de Shadow of the colossus s'accroche-t-elle à un mimétisme simpliste des modalités selon lesquelles on accédera au réel de la fiction, ou à la suggestion d'un imaginaire ludique  ? On remarquera tout d'abord que la fiction dans Shadow of the colossus utilise des amorces mimétiques simples et universelles qui font que « celui dont on lit [joue] l'histoire est plus près de soi que soi-même » selon Pascal Quignard. Cependant, l’œuvre arrive à se détacher de ses modalités pour créer des moments purement fictifs qui auront besoin d'explications. Or, c'est dans la suggestion que ces deux approches fusionnent pour donner "à jouer" une fiction étrangement sensible, humaine, et qui nous apprendra à appréhender le réel de façon moins égoïste.


I. Une fiction qui s'encre dans les sentiments universels du réel pour toucher le joueur
a)Une histoire de quête universelle
L'histoire de Shadow of the colossus est d'une apparente simplicité. En effet on retrouve l'idée d'une fiction qui s'organise autour de structures initiales très universelles -car profondément ancrées dans nos cultures et nos Histoires. La première cinématique introductive présente longuement un personnage chevauchant à travers des chemins escarpés qui montrent le franchissement d'une frontière. C'est là que notre personnage devient le héros et il semble être le prototype du héros médiéval. Le point de vue est lointain, proche de la troisième personne du conte. On ne devine qu'une forme seule dans une terre désolée. Ce personnage a une fonction tout comme le paysage et le destrier. Ils n'existent qu'à travers cette fonction. Ainsi Ueda utilise les fonctions décrites par Vladimir Propp. Celui-ci développe l'idée d'une fiction qui utilise un prototype universel de l'évolution du héros. La structure d'un récit écrit est bien souvent composé d'éléments semblables. Seul le contenu créé la différence. Ainsi ce qui apparaît de prime abord dans le jeu c'est la structure. Le paysage est épuré et ne possède pas d'autre information que sa fonction de franchissement d'une frontière. C'est l'une des étapes décrites par Propp dans son ouvrage : morphologie du conte. Le personnage est aussi doté d'une épée magique qui fait office d'artefact apporté par le mandateur. Cet artefact lui permettra de répondre à une absence, habituellement celle de la princesse, et ainsi le héros va transgresser une règle, traverser une frontière et partir dans une quête difficile à l'aide de son cheval, véritable auxiliaire . En quelques minutes le jeu utilise la plupart des schémas et objets narratifs décrits par Propp. Ueda cherche à créer une quête cohérente à partir d'éléments simples et universels. L'objectif de ce héros pourra être assimilé par le joueur et la fiction sera celle de ce même acteur.
b)Un univers aux mécanismes efficaces
Le game design de l’œuvre répond d'ailleurs à ce besoin d'être une quête universelle. Le personnage incarné n'est rien d'autre qu'un avatar. Il ne parle quasiment jamais et l'on sent bien l'inspiration des classiques du genre exploration-aventure comme Zelda ou Myst. Il s'agit de créer un personnage auquel le joueur s'assimilera pleinement. A la manière de l’Étranger dans Myst, Wanda n'existe qu'en tant que fonction, celle du vagabond perdu, ce qui explique l'origine de son nom puisque wander signifie errer. Son design est cohérent car « le vagabond » qui le dirige manette en main peut très bien être une joueuse. Or Wanda a un aspect légèrement androgyne qui permet aux différents joueurs de s'identifier au héros et même de s'incarner dans celui-ci. La pensée littéraire de Quignard se trouve dans Shadow of the colossus. Le joueur devient le personnage par prolongement. Il a une enveloppe vide mais il se met à imaginer le passé de cette enveloppe et le lien qu'elle a avec le jeune femme qu'elle doit sauver. Le jeu n'a pas besoin d'en parler car le lien entre les Hommes est universel. Il n'y a pas besoin de contenu superflu. La fiction s'exprime grâce à l'imagination du joueur confrontée à la structure du jeu. Cela se poursuit dans le gameplay car celui-ci est assez redondant. Il s'agit de trouver et de terrasser 15 colosses dans des lieux complètement vides. On ressent la solitude du personnage dans ces lieux sans musiques, uniquement portés par le bruit du vent et du galop. Le personnage devient de plus en plus blanchâtre mais cela est très discret. On remarque que celui-ci devient faible à la manière du joueur qui s'ennuie devant la répétition des affrontements. Ces combats deviennent vite des mises à mort. Le premier colosse est offensif et le deuxième est armé, ce qui donne lieu à des combats épiques. Cependant les autres colosses sont relativement inoffensifs. Ainsi le héros devient de plus en plus résigné et le joueur se rend compte de l'atrocité de la tâche, ce qui le dégoute progressivement de sa quête. Ainsi le joueur et le personnage sont amenés à partager les mêmes sentiments. Cela permet d'adhérer à la fiction grâce aux mécanismes du game design.
c)De la simplicité du gameplay
On a bien compris que le processus de déroulement de la fiction passe par une neutralité et une simplicité des enjeux qui sont aussi servis par l'utilisation ludique et simple de la manette. Le but est de monter sur ces colosses, donc de trouver un point d'accroche. Souvent il faudra utiliser le décor pour trouver les points faibles de ces géants. Le gameplay est assez organique dans sa façon de délivrer les combats. Il faut apprendre à maîtriser le corps de ces colosses avec des mécanismes physiquement simples car il y a seulement deux boutons principaux, mais qui demandent de la perspicacité car les structures sont complexes. Une fois le combat fini le joueur est amer car c'est lorsque l'on a compris l'évolution du géant que l'on peut le tuer. Or, si l'on a compris cela, on a aussi compris qu'il était inoffensif voire curieux à notre égard.


II. Une fiction dont le contenu imaginaire est essentiel et complexe
a)l'étrange indispensable à la fiction
L'univers fictif ne doit cependant pas se contenter d'être compris et de délivrer des messages clairs grâce à sa structure. Il se doit de montrer un autre . Il y a aussi de l'étrange, de l'incompris dans le jeu. Le début que nous avons décrit plus haut, nous semble traditionnel du début d'un monde fictionnel de type tolkienien, mais les détails du jeu invitent à découvrir quelque chose d'absolument neuf. Le propre de la fiction n'est-il pas de créer quelque chose de nouveau ? Ainsi les grandes infrastructures, qui annoncent l'arrivée dans le nouveau monde, marquent une disproportion qui va grandir au cours de l'introduction. La grande porte introduit des questionnements. Comment a-t-elle été construite, pour quelles raison ? Pareil pour l'immense pont qui mène au château. La fiction amène des questions sur le passé de la fiction. Car il faut toujours commencer dans une fiction et cela au milieu d'un monde qui existe déjà. La structure ne peut pas créer un passé. Seuls les détails et le joueur peuvent créer ce passé. Cela demande une suspension de l'incrédulité. L'escalier vertigineux tend à détruire cet effort d'imagination du joueur. C'est ce qui est intéressant dans Shadow of the Colossus. Le visuel nous rappelle toujours quelque chose de connu et de crédible, mais il est étrangement façonné. Le joueur est toujours au bord de sortir de l’œuvre mais cette position inconfortable nous pousse à découvrir ce qui se cache derrière l'étrange. La musique a aussi ce rôle. Elle joue sur des sonorités religieuses connues chez l'Européen et des sons d'instruments d'Asie de l'Est et d'Inde. Ce mélange donne quelque chose de reconnaissable mais d'absolument étrange. Le travail linguistique des créateurs va aussi dans ce sens. La langue utilisée se situe entre le japonais, l'anglais et le sumérien classique. Cette langue piège le joueur en lui faisant croire qu'il peut en comprendre des bribes, mais il devra faire face à un échec intriguant. Le joueur n'est pas dans la zone de confort que la structure mettait en scène. Il aura besoin d'interpréter et d'essayer de comprendre ce qui le dépasse
b) La fiction créée par l'auteur
L’œuvre se complexifie car elle est le résultat de l'imagination d'un auteur. Ueda est un créateur qui souhaite quitter le réel et faire vivre quelque chose d'onirique. Les règles de ce monde ne sont pas semblables aux nôtres et parfois elles sont incohérentes. Le héros fait des chutes impressionnantes sans se faire mal, l'escalier est inutilement grand et long, la lumière est parfois laiteuse et parfois sombre sans justification de l'environnement, les plaines sont immenses et totalement désertes, la recherche des colosses est laborieuse alors que par définition on devrait les repérer simplement. Ces éléments créent une atmosphère qui n'est pas crédible mais qui est plaisante car elle peut prendre forme grâce à l'idée d'un auteur.La fiction permet de matérialiser des idées. C'est cette transformation de l'idée qui nous intéresse. Le jeu montre bien que tout est possible par son contenu esthétique qui dégage une atmosphère onirique unique car imaginée par un seul auteur qui n'aura pas besoin de citation pour faire de l'art, mais seulement de créer une fiction.
c)La fiction créée par le joueur
Si la fiction existe c'est parce que le joueur le souhaite. Il pourrait très bien rompre la pacte qu'il avait signé avec l'auteur mais il ne le fait pas. Pour quelle raison ? Parfois des œuvres de fictions sont univoques, mais la force de la fiction c'est de proposer une vision créative d'auteur seul qui sera nourrie par l'imaginaire du lecteur. Il y a une confrontation créatrice de ces deux imaginaires. Ueda se rapproche ainsi de la Nouvelle fiction de Morreau ou du surréalisme.Il laisse délibérément des aspects flous dans sa réalisation. Ainsi la lumière du jeu est très souvent éblouissante. On ne peut pas découvrir le paysage depuis la tombe de la jeune fille. La lumière enveloppe tout. On doit alors imaginer ce qui peut se trouver derrière. On créé de façon active. On passe alors d'une position passive à celle de l'acteur-joueur. L'esthétique est vaporeuse pour pouvoir donner la possibilité au joueur de dessiner sur les flous. L'univers de Shadow of the colossus est remplis de mystère dont l'auteur avoue qu'il n'y a pas forcément de réponse même dans son esprit. On peut par exemple noter cet anneau dans le désert ou les pilonnes lumineux


III. Une fiction très humaine
a) de la structure vers le contenu
Ainsi la fiction de Shadow of the colossus existe grâce à des amorces structurelles universelles et des contenus imaginaires personnels qui se répondent. L'imagination du créateur est mise au service de celle du joueur. Il peut ainsi dépasser le niveau de réalité qu'il connaît et qu'il a connu dans le jeu. Ce degré de simulation a permis d'introduire à un univers cohérent, dans lequel le joueur pouvait signer le pacte de suspension de l'incrédulité. On pourrait faire le rapprochement avec un Homme. Quand on rencontre quelqu'un on ne peut pas tout lui dire. Le langage et la politesse permettent une cohérence du discours de l'un envers l'autre et une fois que l'on se connaît plus, on peut parler de choses plus profondes sans risquer de briser le contact. La fiction du jeu est cet inconnu que l'on apprend à connaître et qui se découvrira seulement dans ses mystères. Shadow of the Colossus est profondément humain
b)Le lien
Tout le jeu porte sur les liens. Wanda est attaché à son cheval car il est le seul être vivant avec lequel il peut interagir. Il est mieux animé que le personnage car Ueda voulait le rendre plus vivant que Wanda. Il semble redonner vie à celui-ci. Cet étrange rapport apparaît aussi avec les colosses alors que nous les abattons tous. Cela créé un choc émotionnel dès que l'on a fini un combat. Le choc est encore plus puissant quand le cheval du héros tombe dans un ravin. La destruction du lien créé la solitude la plus extrême. La fin du jeu est remplie d'émotion. Elle se base encore une fois sur les liens pourtant, fictifs et mécaniques du joueur avec son cheval, narratifs entre le joueur et la jeune fille. Ces deux liens sont des produits de pures fictions mis à mal par la narration elle aussi totalement hors du réel. Pourtant on se sent touché en tant qu'être vivant. Le jeu joue sur l'empathie naturel de l'Homme. Cependant le joueur n'est pas emprisonné dans la fiction. Il n'est pas passif et pourtant il devient spectateur. Ueda décide symboliquement de faire tuer Wanda par le mandateur qui le punie d'avoir désobéit en effectuant le rituel. Ueda a tué le joueur pour qu'il redevienne jouant et pas joué. Cela rappelle l'idée de Picard qui voulait une littérature du jeu avec un lecteur, être lu et lisant. Le lien est brisé entre le réalisateur et le joueur qui doit assister à une fin terrible dans laquelle on lui donne l'illusion de pouvoir éviter la mort de Wanda. On le laisse prendre le contrôle de celui-ci alors qu'il ne peut pas combattre un tourbillon qui l'éloigne de la jeune fille.
c)La fiction comme héritage de l'auteur au joueur
Cette fin est un message au joueur. Ueda veut lui faire comprendre que la fiction en jeu vidéo est certes jouée, mais que l'acteur principale est l'auteur. Il tue le personnage avatar, véritable prolongement du joueur pour lui redonner son statut d’observateur de la fiction. Il ne comprendra sans doute pas pourquoi la jeune femme se lève et trouve un bébé à l'endroit de notre mort. Seulement lorsqu'il pensera à ce que la fiction lui à appris, il se souviendra que l'imagination est indispensable au contact de l'étrange et qu'il ne faut pas le rejeter. Le joueur est laissé ainsi il n'a plus qu'à appliquer cette idée dans un monde moins immatériel : le monde vécu


 Cela montre que ce jeu est profondément humain. Il a fallu apprendre à accepter son univers  fictif pour pouvoir comprendre des mystères fictionnels en créant des fictions dans la fiction. Il apprend à utiliser la fiction dans le réel. Il est plus qu'un jeu, une oeuvre d'art universelle
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le 9 janv. 2017

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