D'une certaine façon, le roman policier est le roman moderne par excellence. C'est si rassurant de se dire que les dieux n'existent pas, que tout s'explique, et qu'à la fin de l'histoire notre univers si calme, si ordonné, retombera gentiment sur ses pattes. Quand on ouvre le livre, c'est pour avoir quelques frissons sous contrôles et quelques réflexions en boîte close, avec la rassurante certitude qu'à la fin le remous des vagues du crime se calmera, que le lac retrouvera son calme et que Sherlock Holmes s'écriera enfin la phrase magique : "élémentaire, mon cher Watson !". Et nous écouterons, rêveurs, la grande humanité, si intelligente, si rationnelle, ridiculiser jusqu'au dernier des mystères. Il n'y a pas de place pour Dieu dans le monde de Sherlock Holmes.


Par une soirée d'octobre, dix-huit hommes, femmes et enfants se réunissent sur l'île de Rokkenjima. Ils forment ensemble une grande famille pleine de trahisons, de haines cachées et de sinistres secrets : la famille Ushiromiya. Parmi eux, Battler Ushiromiya, le rationnel, le détective : le lecteur. Bien sûr, tout le monde meurt. Jusqu'ici, pas de surprise. Ce sont des meurtres en chambre close - ce qui n'est pas vraiment étonnant. Tous les personnages sont morts, voilà qui est plus problématique. Le livre tire la conclusion de son premier tome sur cette question centrale : qui est le coupable ? Béatrice.


Béatrice, la sorcière qui hante l'île, dont la légende est étroitement liée à celle de la famille ? Pas question, déclare le lecteur ! C'est impossible ! Une sorcière qui se transforme en papillons, qui traverse les murs ? Qui vole dans les airs, qui a vécu mille ans ? Qui tue les gens dans des mystères impossibles, illogiques, absurdes ? C'est inconcevable. Battler prend la relève, et entreprend depuis sa tombe de défier la sorcière dans un duel impitoyable : ce sera raison contre divin, rationnel contre irrationnel, logique contre surnaturel. Et les deux joueurs de recommencer de concert une nouvelle partie afin de voir qui sera le plus fort...


La - brillante - allégorie centrale d'Umineko no Naku Koro ni est de faire se combattre deux figures écrasantes de symboles : Béatrice, la sorcière plus vieille que le monde-lui-même, l'être quasi-divin, éthéré, impossible à réfuter et qui vous rit au nez quand vous tentez de la rationaliser, et l'arrogant Battler, armé de sa raison toute neuve, l'enfant terrible qui s'imagine qu'à lui seul il peut abattre des millénaires de mythes et de légendes. Ryukishi07, à la fin de son premier tome, a donné le ton : il veut écrire un roman policier qui va plus loin que le roman policier, il veut interroger les racines du genre, sa symbolique profonde et sa dualité centrale; en deux mots, il veut faire du post-moderne à portée métaphysique, mais avec des lolis, des robes à frous-frous et des private jokes.


Il y aurait tellement à écrire sur ce pavé monumental que Ryukishi07 jette dans la mare des romans policiers : le roman comme représentation du monde, le monde comme un seul grand roman, les frontières entre fiction et réalité, la famille, les souvenirs... Il joue avec ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas, il se moque des règles de ce grand jeu qu'est le monde (le décalogue de Knox fera ici office de Décalogue biblique), et, bien sûr, il construit des meurtres en chambre close, des dizaines, tous plus beaux et plus complexes les uns que les autres, un pari comme un autre que le lecteur viendra fatalement s'y frotter.


Nous sommes en 2015. Aujourd'hui, pour écrire un chef-d'oeuvre, il n'est plus nécessaire d'être un vieil homme chauve qui écrit à la plume sur du papier jauni. On peut frapper un coup immense en écrivant un visual novel de millions de caractères, en y mettant des plaisanteries douteuses, des gothic lolitas, des rires sarcastiques, et en le faisant adapter en manga. Derrière les luttes des détectives contre les meurtres en chambres closes, il y a celles, éternelles, des puissantes lumières de la raison... et des ombres qu'elles projettent sur les murs.

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le 24 mars 2015

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Tezuka

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