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Alexandros Avranas et Chulpan Khamatova, dont l’expérience personnelle enrichit profondément son rôle, évoquent les thèmes universels et le processus créatif derrière cette œuvre énigmatique.
À la Mostra de Venise 2024, le réalisateur grec Alexandros Avranas a présenté Quiet Life, un drame mystique sur l’immigration, les dilemmes d’un système bureaucratique oppressif, l’identité et l’humanité. Situé en Suède en 2018, le film suit une famille russe confrontée à un syndrome énigmatique qui affecte leurs enfants.
Anna Strelchuk : Pourquoi avez-vous choisi de vous concentrer spécifiquement sur les immigrants russes en Suède pour votre film ? De plus, pourquoi avez-vous décidé de situer l'histoire en 2018, alors que les événements originaux se sont déroulés en 1988 ?
Alexandros Avranas : J’ai choisi 2018 parce que c’était une période importante, avant la pandémie de coronavirus et la guerre qui a ensuite touché ce groupe. Cela nous permettait de refléter la situation de l’époque sans ces influences mondiales. De plus, nos recherches ont révélé que la plupart des familles confrontées à des problèmes similaires étaient originaires de Russie.
La décision a également été influencée par la richesse de la culture russe en littérature, cinéma et théâtre, que j’ai trouvée fascinante à explorer. À cette époque, les immigrants russes faisaient face à une liberté limitée, à la fois sous leur gouvernement et en tant que réfugiés. Ce contexte rendait leur histoire particulièrement captivante.
AS : Comment la guerre en Ukraine a-t-elle influencé votre approche du film ?
AA : Lorsque nous avons commencé à tourner, le monde semblait encore libre sous certains aspects. La guerre n’était pas encore un facteur, mais nous avons évité de travailler avec des personnes liées aux autorités russes. Le film explore des thèmes de liberté, en Russie comme en Ukraine, tout en restant d’une portée internationale.
La Suède, réputée libérale et moderne, a été choisie pour son paradoxe : ses lois d’immigration strictes créent des situations complexes. Les enfants réfugiés sont intégrés à travers l’éducation, mais les familles restent en attente, parfois des années, face à l’incertitude. Cette tension reflète des enjeux mondiaux essentiels au récit.
AS : Dans quelle mesure le syndrome présenté dans le film reflète-t-il la réalité, et quelles modifications avez-vous apportées ?
AA : Le syndrome dans le film est environ 10 % fictif. Bien que nous vivions à une époque de technologies avancées et de progrès médicaux, ce syndrome met en lumière un aspect unique : seuls les sentiments humains peuvent le guérir. Cela en fait une métaphore de notre société, notamment pour les enfants défavorisés.
Je n’ai pas cherché à rendre le film dystopique, mais le syndrome brouille la frontière entre réalité et science-fiction. C'était un moyen adapté pour explorer des problématiques sociales profondes à travers cette condition inhabituelle.
AS : Quel a été le processus de recherche pour le film, et comment avez-vous équilibré l’humanité et la politique ?
AA : Nous avons mené des recherches approfondies sur près de trois ans. Mon co-scénariste, originaire de Chypre, a apporté sa compréhension des conflits et divisions, tandis que nous sommes allés en Suède rencontrer des migrants, des responsables de l’immigration et des ONG. Le défi était de trouver un équilibre entre l’humanité, la sensibilité et les complexités politiques du processus d’asile.
Le film évite les dichotomies simplistes. Il ne s’agit pas de diaboliser les pays d’accueil ni d’idéaliser les immigrés. Il explore plutôt l’humanité de toutes les parties concernées, qu’il s’agisse des opprimés ou des acteurs du système. Beaucoup d’officiels se contentent de faire leur travail, mais le processus reste profondément déshumanisant. Les décisions sont prises sans véritable contact humain, réduisant les demandeurs d’asile à de simples dossiers.
Ce manque de connexion émotionnelle est au cœur du récit, montrant comment un système conçu pour servir l’humanité finit par l’opprimer.
AS : Comment s’est déroulée votre collaboration ?
AA : Chulpan Khamatova est une grande star en Russie, et collaborer avec elle a été très naturel. Lorsque j’ai appris qu’elle avait quitté la Russie et demandait l’asile, j’ai réalisé à quel point son histoire personnelle résonnait avec le récit du film. Elle avait dû quitter son pays, peut-être définitivement, ce qui correspondait parfaitement au personnage qu’elle jouait.
Sa vie à ce moment-là semblait être une extension du scénario, rendant sa performance incroyablement authentique. Elle a été très enthousiaste à l’idée de participer, et ce fut un privilège de travailler avec elle dans un moment si transformateur de sa vie.
Chulpan Khamatova : Il y a des périodes où le travail passe au second plan, surtout lorsque tout change radicalement. Après avoir quitté mon pays pour des raisons politiques, ma priorité était de sauver ma famille et de survivre.
Quand la guerre en Ukraine a éclaté, j’ai d’abord ignoré la proposition de collaborer sur ce film. Mais après plusieurs relances des producteurs, j’ai finalement lu le scénario et compris qu’il était excellent. Bien que je ne sois pas sûre d’avoir la force de m’investir, la vision d’Alexandros, son regard sur le monde et son engagement artistique ont résonné avec ma propre conception de l’art.
Nous avons retravaillé ensemble plusieurs versions du scénario, puis répété avec Grigory Dobrygin et Alexandros, affinant les détails. Cela nous a menés jusqu’au tournage et finalement au Festival de Venise.
AS : Qu’est-ce qui vous pousse à accepter un scénario et à participer à un projet ?
CK : Je choisis des scénarios qui résonnent profondément en moi. Nous vivons dans un monde isolé où l'on ignore les souffrances des autres, et je suis convaincue que c’est une erreur. Un projet doit susciter en moi une émotion, une envie de découvrir de nouveaux sens, comme une œuvre d’art qui vous marque durablement.
Le théâtre offre plus de liberté et de richesse que le cinéma, mais je cherche avant tout des projets qui m’apportent de la joie et de l’inspiration. Si un matériau m’enthousiasme et élève mon humeur, c’est le signe que c’est le bon choix.
AS : Comment avez-vous vécu votre première grande expérience professionnelle après votre émigration de Russie ?
CK : J’ai été très heureuse de retrouver ma profession, notamment au Festival de Venise où j’avais déjà participé et même été membre du jury. Ce qui me réjouit, c’est de constater que, malgré un monde en perpétuel changement, certaines choses demeurent constantes.
Bien que je préfère le théâtre, qui offre plus de liberté, de choix et la possibilité de perfectionner ses performances, j’apprécie aussi le cinéma. Le cinéma permet de rencontrer de nouvelles personnes, de nouveaux réalisateurs, et de sortir de la routine pour plonger dans un environnement totalement différent pendant plusieurs mois.
AS : Comment le cinéma grec, en particulier la Greek Weird Wave, a-t-il influencé votre travail, Alexandros ?
AA : La Greek Weird Wave s’appuie souvent sur des récits fantastiques et un jeu d’acteur non expressif, ce qui est très différent de mon approche. Ce film est ancré dans la réalité, basé sur une histoire vraie d’Allemagne, adaptée aux événements en Suède et dans d’autres pays comme la Grèce. Les expériences des réfugiés ne se prêtent pas au fantastique, donc je ne me sens pas proche de ce style de cinéma, qui me paraît parfois déconnecté du réel.
Quant à l’esthétique du film, l’aspect "propre et beau" reflète le système suédois : apparemment parfait, mais vide et isolant. Mon objectif était de transmettre un sentiment de limbo, où la vie se déroule hors champ et les personnages sont piégés dans un monde stérile et déconnecté. Ce n'était pas une question de style, mais de retranscrire la réalité émotionnelle de l’histoire.
AS : Y avait-il beaucoup d’improvisation sur le tournage, et en quoi Alexandros se distingue-t-il dans sa direction d’acteurs, comparé à la « Greek Weird Wave » ?
CK : Il y avait peu de place pour l’improvisation, car chaque scène et chaque cadre étaient méticuleusement construits. Contrairement aux personnages souvent distants et mécaniques de la « Greek Weird Wave », Alexandros recherchait des personnages émotionnellement riches et complexes.
Il s’inspire de l’école théâtrale russe, en se concentrant sur les pensées, les idées et les émotions des personnages, au-delà de l’esthétique visuelle. Travailler avec lui était stimulant et parfois conflictuel : nous débattions, nous disputions, puis nous réconcilions pour avancer ensemble. Cela créait une dynamique intense mais fructueuse.
AS : Alexandros, dans vos films précédents, la violence était plus explicite, tandis qu'ici, elle semble plus dissimulée. Pouvez-vous expliquer ce changement ?
AA : La violence dans ce film est plus subtile, reflétant celle souvent cachée dans notre société, notamment dans les environnements nordiques ou européens. Elle se dissimule derrière des sourires et des émotions réprimées, ce qui correspond au ton que je souhaitais donner à cette histoire.
Les personnages vivent des expériences extrêmement sombres et violentes, mais cette violence reste interne. Elle découle de leur sentiment d’aliénation, engendré par le système qui les entoure et par eux-mêmes. Ils doivent faire des compromis pour survivre, ce qui amplifie leur lutte intérieure. Cela reflète l’expérience des immigrants : vivre dans l’instabilité, avoir l’impression de se perdre, et devoir naviguer dans un système qui vous isole encore davantage.
AS : Le film évoque une sensation d’impasse, entre un État répressif et un pays bureaucratique qui regarde les migrants de haut. Cela donne une vision très pessimiste de la société. Diriez-vous que l’amour et l’humanité sont les seules échappatoires ?
AA : Oui, les personnages sont pris entre le système oppressif de leur nouveau pays et les traumatismes de leur passé. Cela crée un sentiment d’enfermement, mais le film montre que l’amour, l’humanité et les liens familiaux sont les seules véritables échappatoires.
Ils ont été poussés hors d’un système et se battent maintenant dans un autre, ce qui les amène à oublier leur propre humanité. Le processus de demande d’asile envahit leur existence, au point qu’ils perdent le sens d’eux-mêmes. L’histoire met en lumière l’importance de redécouvrir les connexions humaines et les émotions pour surmonter cette expérience déshumanisante.
AS : Vous sentez-vous proche de ce sentiment entre les deux maux ?
CK : Ma situation personnelle diffère de celle des personnages du film. Bien que je ne puisse probablement pas retourner en Russie, je n’en ressens pas non plus le désir. Cependant, ce sentiment d’avoir à choisir entre deux maux est universel.
Le film explore comment des parents, dans leur quête pour protéger leurs enfants, finissent par reproduire les mêmes mécanismes oppressifs que les systèmes qu’ils fuyaient. Leur incapacité à définir clairement leurs valeurs, ce qui est bon pour leur famille et leur pays, les pousse à se fier à des règles extérieures, souvent au détriment de leurs propres enfants. Ce thème résonne particulièrement avec moi.
AS : J’ai bien aimé l’idée que l’échappatoire réside dans les liens humains et l’amour, mais aussi dans la complexité et la richesse des émotions des personnages principaux, surtout en comparaison avec les gens du système. Pouvez-vous développer ce contraste ?
AA : C’était un aspect très intentionnel du film. Les personnages principaux vivent une gamme complète d’émotions humaines, y compris celles que notre société juge inacceptables. Ils ressentent intensément et vivent plus pleinement, car ils se battent pour quelque chose d’essentiel : leur survie, leur identité, et leur humanité.
En revanche, les gens du système semblent émotionnellement détachés. Leurs vies sont stables, confortables et ordonnées, mais cette perfection les a anesthésiées. Ils ont cessé de véritablement vivre, car rien d’essentiel ne les pousse. Ce contraste émotionnel met en lumière la vitalité que procure la lutte et le vide qui peut découler de la complaisance.