Cover Lectures et commentaires (2021)

Lectures et commentaires (2021)

Un Monsù Desiderio, pour voir l'avenir radieux...

Liste de

103 livres

créee il y a plus de 3 ans · modifiée il y a presque 2 ans

Histoire de ma vie - tome 2
8.9

Histoire de ma vie - tome 2 (2015)

Sortie : 21 mai 2015. Autobiographie & mémoires

livre de Giacomo Casanova

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

Au bout de deux ou trois milles pages, la lassitude semble inévitable. C'est toujours les mêmes aventures qui se répètent et s'entrecroisent, comme dans une rivière dont les flots sont abondants et désordonnés (pourtant, les Mémoires sont chronologiquement structurées ― mais pas par autre chose). Tout cela suit son cours, et l'on perçoit toujours le plaisir de Casanova à raconter... mais dans ce plaisir je soupçonne le vénitien de s'être oublié, trop sûr, peut-être, de son succès auprès des lecteurs. La finesse du moraliste s'est un peu érodée, et par la force des choses, les nombreuses rencontres s'indifférencient. Heureusement il y a Henriette, M. M., et cette chère Marquise d'Urfé qui sont au-dessus du lot, il y a aussi Voltaire... et tout d'un coup, au milieu du Tome VII, avec l'apparition de Clémentine, tout change. Tout redevient comme avant, la finesse retrouvée, la drôlerie plus subtile. L'amoureux notoire parvient à maintenir cet équilibre entre l'indécence de son comportement et la sincérité de ses sentiments. On est peut-être charmé davantage par ses rencontres que par lui-même ― mais par l'écrivain à travers celles-ci... toujours cet embêtant distinguo entre le personnage et son auteur... mais l'intérêt des mémoires provient aussi du fait que tous ses choix moraux sont discutables.

"Elle raisonnait très juste ; mais le fond de l'argument était une absurdité, elle ne pouvait que me faire pitié. Si quelque lecteur trouve qu'en agissant en honnête homme je devais la désabuser, je le plains : c'était impossible ; et quand même je l'aurais pu je ne l'aurais pas fait, car je l'aurais rendue malheureuse. Telle qu'elle était faite elle ne pouvait se repaître que de chimères."

Les Oranges
7.5

Les Oranges

Sortie : 1998 (France). Théâtre

livre de Aziz Chouaki

Elouan a mis 7/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

22 décembre
24 décembre

Une vie qui s'étire dans le temps (1830 - 1990), une petite histoire qui roule sur la grande. Déstructuré sur le plan narratif, le récit se cristallise quelques moments de tensions, des espaces saturés de vacarmes : débauche sonore, liesse populaires, révoltes sanguinaires, bruit de coup ou de pistolet... Sur cette toile de fond le récit entrecoupé du narrateur se mêle à des dialogues sans suite, dans le vague et dans le vin. Les différentes références contextuelles sont disposées de façon tout aussi éclatée mais elles répondent à une logique historique. Dans cette Algérie, les différentes tendances et les cicatrices de l’Histoire s’entrechoquent, ce qui confine au désarroi permanent, voire au conflit ― une vision du pays qui sous-tend le texte d’Aziz Chouaki. Dans ce chaos, la langue s’appuie sur l’oralité, ou pour mieux dire la sonorité des mots, derrière lesquels on devine une grande amertume, nerveuse ou ironique ; le style a un impact direct. Tout se tient également par une ligne d’échos et de métaphores élégantes, même si elles sont mystérieuses : les œufs et les mots, la paix des oranges, le cœur d’une pastèque dans le style d’un écrivain auquel Chouaki fait souvent référence, Camus. Un texte bluffant, c’est le bordel mais c’est harmonieux…

87 pages - Mille et une nuits

Cavalière du tsar

Cavalière du tsar (1836)

Sortie : 27 septembre 1995 (France). Autobiographie & mémoires

livre de Nadejda Dourova

Elouan a mis 9/10 et a écrit une critique.

Les Intermittences de la mort
7.4

Les Intermittences de la mort (2005)

As intermitencias da morte

Sortie : 2008 (France). Roman

livre de José Saramago

Elouan a mis 6/10.

Annotation :

15 décembre
20 décembre

(traduit du portugais par Geneviève Leibrich)

Dans une principauté que Saramago ne nomme pas, survient un événement aussi simple qu’extraordinaire. Les gens ont cessé de mourir. S’ensuit un récit qui n’avait besoin que de ce seul élément déclencheur ; une série de conséquences dans une société qui n’imaginait pas combien la mort régule la société et arrange les foyers. L’idée même du roman a un si vaste potentiel que l’entreprise en est scabreuse, et à force de vouloir être exhaustif Saramago commence par se prendre les pieds dans le tapis. Le parti pris stylistique fait penser que Saramago s’en soucie fort peu : sans incise, les voix des personnages s’entrechoquent sur une même ligne ; tous les destins sont indifférenciés par cette plume mordante.

L’ennui est que la narration et le style de l’auteur deviennent une mécanique rôdée. L’ironie érigée en système devient peu efficace, s’attaquant à tous les étages de la société elle ne créé rien de spécial, sauf l’effet d’un article de presse dans un journal contestataire. Je dis tout cela sans tenir compte du fait qu’à un moment donné le récit prend un tour inattendu, il s’agit même en fait d’une étonnante métamorphose, peut-être trop tardive et boiteuse à cause de cela. L’apparition non moins touchante d’un couple étrange, d’interactions saugrenues et avec cela des émotions qui tendent à complexifier le propos du livre ainsi que l’ironie pince-sans-rire qui avait été jusqu’à présent sa seule arme.

263 pages - Points (Seuil)

La Porte
7.3

La Porte (1987)

Az ajtó

Sortie : 27 août 2003 (France). Roman

livre de Magda Szabó

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

4 décembre
14 décembre

(traduit du hongrois par Chantal Philippe)

Une porte fermée, sinon exceptionnellement entrouverte, un appartement dont l'entrée reste inviolable, tout comme la profondeur que le personnage d'Emerence semble cacher. Elle est une femme de ménage et une femme réservée et au comportement inexplicable, exactement le contraire de la narratrice pour qui elle travaille. La narratrice a une tendance à s'épancher (cette tendance se manifeste jusque dans une ponctuation quelque peu exubérante) et à analyser, évoquant souvent l'effet avant la cause. Elle cherche à comprendre Emerence. Cette relation professionnelle se mue lentement en amitié, mais il y a toujours un antagonisme, et en un sens une lutte entre les deux femmes. Le roman de Magda Szabó rend perplexe mais ne laisse pourtant pas d'intriguer, en raison des nombreuses lacunes et questions (parfois morales) qu'il contient. Pourquoi Emerence est-elle si brillante aux yeux de la narratrice ? On tente de comprendre à notre tour mais on se heurte à l'étrange charme de cette narration, celle d'une lucidité intermittente, au-delà de l'exaspération que peut susciter Magda*.

*: La narratrice a le même prénom, le même métier (et la reconnaissance qui va avec) que l'auteur.

278 pages - Viviane Hamy

La Divine Comédie
8.2

La Divine Comédie (1321)

(traduction Jacqueline Risset)

Divina Commedia

Sortie : 1321 (France). Littérature & linguistique, Poésie

livre de Dante Alighieri

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

2 novembre
12 décembre

(traduit de l'italien par Jacqueline Risset)

J'avais comme l'impression de dire une drôle de chose à dire d'un tel livre, que je le lisais "pour l'histoire" : ce voyage de Dante par-delà la mort, accompagné de Virgile puis de Béatrice, à travers l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis. "L'histoire" contient d'ailleurs à elle seule plusieurs voix, plusieurs récits, des différents personnages ― historiques ou mythologiques ― que Dante rencontre sur son chemin. La Divine Comédie se nourrit de toutes sortes de rencontres (en particulier celle entre la mythologie gréco-latine et la mythologie chrétienne), et Dante d'en tirer une telle profusion d'images que ce sont elles qui rendent la lecture de ce long poème si intense et parfois difficile (son style souvent alambiqué...). Toutes ces images tendent à expliquer en quoi l'homme est une créature imparfaite (depuis le péché originel) mais en quoi consiste le "projet" de Dieu à son égard, son salut.

Progressivement, La Divine Comédie passe du concret vers l'abstrait, de l'Histoire à la Philosophie. Du seul fait historique, on pourrait écrire des livres entiers pour documenter La Divine Comédie, mais sur sa fin le poème se suffit davantage à lui-même. Il y a du reste une unité rythmique qui fait que toutes les voix en sont une seule : le personnage de Dante reçoit, le poète transmet non seulement un enseignement mais une kyrielle d'émotions subtiles. Il a peur, il doute, il apprend... on l'accompagne, et c'est en grande partie ce qui m'a rendu cette œuvre assez fascinantes malgré tous ses obstacles.

1156 pages (3 vol.) - GF Flammarion

La Fabrique d'absolu
7.3

La Fabrique d'absolu (1922)

Továrna na absolutno

Sortie : 12 janvier 2015 (France). Roman

livre de Karel Čapek

Elouan a mis 6/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

30 novembre
4 décembre

(traduit du tchèque par Jean et Jiřina Danès)

On comprend assez vite de quoi il est vraiment question dans La Fabrique d’Absolu de Karel Capek : non pas tant d’une invention, révolutionnaire en soi, que de l’énorme chaos que celle-ci provoque dans la société. Un cataclysme économique et social, des débordements mystiques tous azimuts… Le monde entier est sous l’emprise d’une folie collective extrêmement violente. Fi du fameux « carburateur » de Marek, donc ? Non, c’est là un rêve saisissant : transformer les atomes en ouvriers. Toutes les machines utilisent désormais l’énergie « atomique » (si Čapek avait entendu parler de la bombe…) et cependant le personnage qui relate ces événements ne se départ jamais d’une sérénité toute guillerette, un peu comme si tout cela n’était qu’une blague. En fait, tout le livre n’est qu’une vaste blague, mais moins vaste en elle-même que par l’étendue de ses conséquences rocambolesques dans le récit (Ce qui me rappelle un peu le défaut de Chesterton dans Le Napoléon de Notting Hill). Celui-ci aboutit trop tôt à une caricature, certes éloquente et même assez visionnaire. Le récit implose et il n’y a plus qu’à se repaître des dégâts.

300 pages - La Baconnière

Les Livres de Jakob
7.8

Les Livres de Jakob (2014)

Księgi Jakubowe

Sortie : 13 septembre 2018 (France). Roman

livre de Olga Tokarczuk

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

9 novembre
3 décembre

(traduit du polonais par Maryla Laurent)

Entre fiction et réalité historique, le « magnus opus » d’Olga Tokarczuk balance et peut faire hésiter le lecteur, eu égard à l’énorme masse de documents dont s’est servi l’auteur pour son livre et dont elle donne un aperçu dans le texte (citations, dessins, portraits, cartes, etc…). Plus on avance dans Les Livres de Jakob, plus on sent que cette frontière n’est pas tout à fait médiane, et même que la dimension romanesque a nettement l’avantage, ce que Tokarczuk d’ailleurs revendique. À travers l’histoire de Jakob Frank et de ses disciples, c’est toute la seconde moitié du XVIIIème siècle de l’Europe de l’Est que l’on revisite. Des démêlés entre le judaïsme, le frankisme et le christianisme, la bataille ne se joue pas uniquement sur le plan théologique (loin s’en faut, en fait) mais aussi sur le terrain politique. Et cependant encore si Tokarczuk raconte les réussites et les revers d’une secte (en termes d’influence) en Europe, elle raconte en contrepoint ceux de Jakob envers ses propre sectateurs. Au cours de ces mille pages, Jakob n’évolue pas beaucoup, il grandit, il mûrit, il vieillit ; l’entourage qui le voyait comme un messie, comme une personne quasiment divine, s’habitue à le considérer comme un homme.

La multiplication des narrateurs ne tend pas seulement à montrer qu’il y a plusieurs versions de l’histoire, elle permet d’entrer de manière totalement subjective dans la vie de chacun d’entre eux, avec pleins de détails culturels et d’aspects psychologiques. C’est là que le roman se montre assez passionnant à défaut de montrer clairement où il va, ce qu’il veut dire. Un point sur Ienta : le seul personnage qui pourrait livrer une forme d’objectivité à l’histoire ; mais, ironie de Tokarczuk, Ienta s’élève et de se détache de plus en plus des autres. Elle est beaucoup plus intéressante en tant que sujet qu’en tant qu’observatrice : elle personnalise le rapport entre le vivant et les morts, tandis que les autres personnages le font avec leur propre mortalité.

1040 pages - Noir sur blanc

Histoire de ma mère
7.6

Histoire de ma mère (1975)

Waga haha no ki

Sortie : février 2007 (France). Recueil de nouvelles

livre de Yasushi Inoué

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

27 novembre
30 novembre

(traduit du japonais par René de Cecatty et Ryôji Nakamura)

Du flou de la maladie mentale : toute cette "histoire" tourne autour d'un point nébuleux. Un lot d'incertitudes, d'hypothèses que des anecdotes viennent illustrer, au sujet d'une vieille femme (la mère du narrateur) qui a de graves pertes de mémoire. L'entourage s'interroge : où en est-elle dans sa tête, c'est-à-dire, quel âge ? Reconnaît-elle ses proches ? A-t-elle conscience de son état ? et surtout, comment réagir sans brusquer cette identité flottante ? Le problème est aussi que les manifestations visibles de la maladie sont tous sujets à diverses interprétations. Le récit de Yasushi Inoué prend la forme de discussions en catimini qui ne voient jamais de vérité ― rassurante ou terrifiante ― s'imposer. Le caractère de la mère se révèle peu à peu, quoique dans un flou décidément intentionnel : le lecteur a l'impression de manquer de beaucoup d'éléments ; le récit des proches se teinte (ce qui est fort naturel) de partialité ; et finalement au lieu d'apporter des réponses, Yasushi Inoué apporte d'autres questions, des ouvertures, tandis que le texte se resserre tout en douceur sur des moments particulièrement émouvants.

142 pages - Stock

Le Con d'Irène
7.3

Le Con d'Irène (1928)

Sortie : 1928 (France). Roman

livre de Louis Aragon

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

25 novembre
26 novembre

Un "chapitre" d'un plus vaste ensemble, La Défense de l'Infini (livre en partie brûlé dans une autodafé en Espagne), Le con d'Irène semble lui-même constitué de douze fragments au sein desquels, s'il y a bien une suite narrative, celle-ci est comme morcelée, consumée par des sentiments contraires qui luttent ou s'unissent ensemble. C'est la voix d'un seul homme qui donne au livre son unité, dont chaque fragment est une variation de style : le narrateur poétise, bave de colère des injures, ou verbalise plus froidement.

Souvent la phrase d'Aragon enfle dans un torrent d'images surprenantes, s'allonge en jouant de ses ambiguïtés langagières. Les points ont foutu le camp ou alors se resserrent autour d'un même mot ou d'un même commentaire laconique. Quelque chose d'un peu Célinien, peut-être, mais avec ce dérapage hallucinant des phrases, à la limite de la lisibilité. "Écrire est ma méthode de pensée" dit le narrateur, et peut-être soulève-t-il par là le paradoxe de cette écriture, si elle n'était pas entièrement maîtrisée, traitant de ce qui échappe aux amants et la littérature érotique de mauvais aloi parce qu'ils le traduisent en mots ou en gestes stéréotypées.

95 pages - Mercure de France

Le Nègre de Pierre le Grand
7.7

Le Nègre de Pierre le Grand (1837)

Sortie : 1 décembre 2009 (France). Roman

livre de Alexandre Pouchkine

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

20 novembre
24 novembre

(traduit du russe par André Meynieux)

Ce récit est écrit un peu avant 1830 par un Pouchkine encore très jeune (mais il ne mourra pas vieux : en 1837, il avait 37 ans) et qui laissera Le Nègre de Pierre le Grand inachevé. Je ne le savais pas, je ne m’attendais pas à être aussi frustré, d’autant que ce n’est même pas seulement qu’il est inachevé, mais c’est qu’en l’état, il n’est que le commencement de quelque chose (de grand ? ― peut-être…). D’abord il y a Ibrahim, qui n’est autre que Abraham Piétrovitch Hannibal, arrière-grand-père maternel de Pouchkine, que l’Histoire a surnommé Le Nègre de Pierre le Grand*. Pouchkine s’inspire librement de la vie de son ancêtre, et créé un caractère rêveur, peu décidé mais surtout solitaire. Ibrahim ne se sent chez lui ni en Russie, ni en France (où il séjourne au début du récit, pendant quelques années). Il y a Ibrahim, bien sûr, mais Pouchkine ne s’arrête pas là : il aborde un personnage, puis un autre, puis un autre, puis un autre… des caractères finement tracés, soit avec humour soit avec tendresse, autant d’ébauches de ce qui aurait pu être le grand roman du poète que tous les russes considéraient comme exceptionnel, un être qui par sa vie et par sa poésie, donne aussi l’impression** d’avoir été très seul.

*: « Abrahm Piétrovitch Hannibal (1697 – 1781), originaire d’Éthiopie selon la légende, ou plus vraisemblablement de l’actuel Cameroun. Mis en vente, encore enfant, comme esclave à Constantinople, il y fut racheté en 1704 pour le compte de Pierre le Grand, qui en fit son filleul l’année suivante. »
**: C’est en tout cas la mienne, ayant lu Le Soleil d’Alexandre, d’André Markowicz… et que dire du fait que si Abraham était "le nègre de Pierre le Grand", Nicolas Ier, lui, prit Pouchkine au piège en lui accordant un honneur que le poète ne put refuser...?

76 pages - Sillage

Pluie Noire
7.4

Pluie Noire (1966)

Kuroi Ame

Sortie : 1966 (Japon). Roman

livre de Masuji Ibuse

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

12 novembre
19 novembre

(traduit du japonais par Takeko Tamura et Colette Yugué)

On sait tous ce que Pluie noire est censé raconter avant d'en lire les premières lignes, mais celles-ci d'attirer notre attention sur une jeune femme espérant s'épanouir dans une future vie conjugale, cinq ans après l'explosion de la bombe atomique à Hiroshima. 1950, la vie continue, ou disons plutôt qu'elle semble suivre son cours, selon la mode japonaise, ses lois concernant les affaires de mariage. On remarque le décalage entre le récit de cette intrigue initiale, si celle-ci s'était développer sans anicroche, et celui d'une dévastation sans précédant dans l'Histoire.

Un premier récit à peine esquissé en amorce un autre : le roman dévie de sa trajectoire car tel que le présente Masuji Ibuse, le "pikadon" aspire et absorbe tout ― ainsi que le passé rattrape le présent, d'une manière vraiment remarquable ― en sorte que tous les chemins individuels tournent autour du même (épi)centre. Il n'y a pas un récit mais plusieurs qui s'entrecroisent et se mélangent, des mains qui tâtonnent, des jambes qui errent dans les décombres... Le fil de l'existence s'est comme rompu (pour ne pas dire détruit) et l'idée s'impose que même le temps n'a pas permis aux japonais de le retrouver.

383 pages - Folio (Gallimard)

Ascension
7.9

Ascension

Bergfahrt

Sortie : 1975 (France). Roman

livre de Ludwig Hohl

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

9 novembre
11 novembre

(traduit de l'allemand par Luc de Goustine)

Toute sa vie, Ludwig Hohl a réécrit, revu la même œuvre : ce petit livre de moins de cent pages dans sa version originale (182 dans cette traduction, éditée par Le Nouvel Attila, mais sans doute parce que le texte y est très aéré). Un récit qui semble essentiellement descriptif lorsqu'on débute l'Ascension. Toute la force du récit se concentre sur les descriptions de Hohl : précises, comme un véritable connaisseur en alpinisme le ferait sans doute, et, sans que l'écriture perde en fluidité, il est capable de transformer ce paysage de montagnes en géométrie ou en bestiaire plus ou moins fantastique. C'est vrai que le rapprochement avec le Mont Analogue de Daumal se pose, là...

Mais le plus fort est que la montagne semble vraiment être un personnage à part entière du récit... Au point que l'on a peut-être oublié les deux protagonistes de l'histoire, deux alpinistes. Quand Hohl parle de leur effort physique, il semble que ce soit plutôt la rudesse du chemin qui soit signalé par-là. Oui, même s'ils sont toujours là, on a tendance à les oublier, encore que leurs caractères respectifs soient éclairés par intermittence et de manière fort laconique : Hohl dit le strict nécessaire, comme pour ne pas s'essouffler trop vite. De même les deux alpinistes, dont la présence se manifeste dans le récit essentiellement par leur respiration. Ce qui m'échappe, par contre, c'est l'antagonisme des deux personnages, le seul point qui manque peut-être un peu de profondeur, alors qu'il donne finalement un sens si particulier au récit... l'ironie ultime.

182 pages - Le Nouvel Attila

El Buscón
7.2

El Buscón (1626)

La vie de l'aventurier Don Pablos de Ségovie

Sortie : 1626 (France). Roman

livre de Francisco de Quevedo

Elouan a mis 5/10.

Annotation :

31 octobre
8 novembre

(traduit de l'espagnol par Restif de la Bretonne)

Picaresque au point que cela devienne un défaut, sans doute. À trop se centrer sur son personnage et ses cabrioles, Quevedo a tendance à négliger tout le reste, en particulier le monde dans ― et contre ― lequel ce Buscón évolue : un monde où, précisément aux yeux de ce dernier, ce sont soit les tyrans soit des bourgeois stupides et mesquins qui tiennent le haut du pavé (l'Espagne du XVIIe siècle, paradoxalement l'époque de son rayonnement culturel : le siècle d'or). "Buscón" semble être un néologisme de Quevedo : avec mon espagnol très limité, j'y vois un lien avec le verbe "buscar" ("chercher") et donc oui, Don Pablos "se cherche"*, cherche une occupation en marge du monde qu'il déteste et qu'il juge à la va-vite, assez satisfait de lui-même.

Toutefois, si Quevedo ne parle pas autrement qu'à travers la bouche de Don Pablos, l'ultime ironie démarque formellement l'auteur de son personnage : ce dernier distingue deux catégories d'individu, l'une valant mieux que l'autre ; l'auteur n'en voit qu'une, qui n'est pas si lointaine de la bestialité. C'est en ces bornes que l'auteur aiguise son meilleur pinceau, une fausse candeur peut-être un peu trop feutrée, et qui s'émousse par manque de variété dans le ton et les épisodes.

* : éclairage de Diothyme :
"buscón, buscona
sustantivo masculino, sustantivo femenino
es un buscón il vit d'expédients"

202 pages - Sillage

L'Artiste du beau
7.9

L'Artiste du beau (1844)

The artist of the Beautifull

Sortie : 15 avril 2004 (France). Recueil de nouvelles

livre de Nathaniel Hawthorne

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

6 novembre
7 novembre

(traduit de l'anglais par Alexandra Lefebvre)

L'Art, la quête du beau, implique certainement de nombreuses heures (voire années) de travail. Une recherche longue, passionnée, maculé par les aléas que sont l'incompréhension des autres et le découragement de l'artiste. Pourtant, pour celui qui lit ce petit ouvrage, tout sera plié en une heure, ou deux. Ce dernier pourra de plus constater à quel point la trajectoire de ce récit paraît insouciante, tout en digression et en relâchement de la tension narrative ; le fil de l'histoire se raccroche à quelques points qui auraient pu être autant d'intrigues secondaires, mais Hawthorne ne s'y attarde pas.

Jusqu'au clou final qui illumine tout le reste, la fiction semble entièrement subordonnée à la réflexion de l'auteur sur le beau et sur l'artiste. Et l'artiste, incarné sous les traits peu distincts d'un Owen Warland, n'est finalement jamais complètement oublié par Hawthorne... on pourrait même dire qu'avec l'air de ne pas y toucher, Hawthorne ausculte ce que l'artiste a dans le cœur avec une minutie pareille à celle de l'horloger lorsqu'il se penche sur ses petits mécanismes. Ni roman ni froid traité, Hawthorne trouve le bon équilibre pour entrer dans le vif de sujet et le faire vibrer avec tendresse.

53 pages - Allia

La mort d'Ivan Illitch - et autres récits (1851-1885)
7.9

La mort d'Ivan Illitch - et autres récits (1851-1885) (1886)

Sortie : 1886 (Russie). Recueil de nouvelles

livre de Léon Tolstoï

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

24 octobre
4 novembre

(traduit du russe par Madeleine et Michel Eristov, Louis Jousserandot, Jean Wladimir Bienstock, Pavel Birioukouv, Marc Tougouchy et Michel Cadot)

Ce que ces nouvelles mettent toutes en évidence, c'est une profonde empathie de Tolstoï pour l'être humain ; pour ses personnages et le destin ― universel ou particulier ― à la lumière duquel il les observe tous. L'empathie s'accompagne d'une lucidité qui se perçoit ici dans mille détails captivants, rendant ces personnages non seulement tout à fait crédibles mais touchants. En peu de mots, mais tous très justes, Tolstoï désigne ce qui les anime et les tire de certaines difficultés, ou le plus souvent, il épluche ce qui pèse sur ces consciences : conditions de vie, habitudes ; façons de voir les choses, aussi. Cette efficacité me ferait presque me demander ce qui justifie la longueur de certaines nouvelles (elles font entre une dizaine et une centaine de pages...) ? En fait, ces longueurs ne m'ont semblées fautives (ou peu attrayantes) que dans Les Deux Hussards, l'écrivain y tisse ses observations un peu moins finement (du moins au début) qu'ailleurs, la trame est légèrement pâteuse, il a tendance à se noyer dans les rires, les jeux et les bagarres insipides qu'il se complait à raconter plutôt qu'à décrire (là il aurait prouvé une fois de plus qu'il est un maître).

Ce qui ne veut pas dire ― que non ! ― que Tolstoï ne peut pas être un conteur hors-pair, il conte aussi bien qu'il décrit, et ce n'est pas peu dire ; sans compter que l'un ne va pas sans l'autre dans ses meilleurs moments. Un autre point est l'énervante propension de Tolstoï à transmettre de façon transparente (voire verbeuse) la morale de ses histoires. Mais l'histoire ― racontée par lui-même ― de Kholstomier, un cheval, l'illustre assez heureusement. Elle a la particularité de montrer que l'animal comprend fort bien et naturellement ce que c'est que le christianisme, mais reste pantois, incrédule face à la notion de propriété privée qui règle les rapports entre les hommes (!) En tout cas, la nouvelle qui m'intéressait (La mort d'Ivan Ilitch), qui m'a fait lire le reste du recueil, s'avère pour moi être de loin la plus importante que j'ai lu, depuis longtemps.

416 pages - GF Flammarion

Le Rêve d'un homme ridicule
7.7

Le Rêve d'un homme ridicule (1877)

Son smechnovo tcheloveka

Sortie : 1993 (France). Recueil de nouvelles

livre de Fiodor Dostoïevski

Elouan a mis 6/10.

Annotation :

31 octobre

-- Il est possible que je spoile un peu --

(traduit du russe par André Markowicz)

C'est si peu de choses que ces soixante pages ! Et encore moins si l’on considère seulement le principe qu’elles renferment ― dans l’économie du livre, s’entend ― : Trois phrases. On présente son idée comme celle qui animait Dostoïevski contre son temps, contre le monde dans lequel il vivait. Trois phrases jetées avec mépris suffisent à son personnage pour résumer l’antithèse d’un rêve (celui du titre). Qu’est-ce que ce rêve ? Une vision, éphémère dans le texte, un poème. Ne parlons pas d’utopie, car elle serait un fétu de paille. Dostoïevski n’entend pas spécialement s’adonner au genre qui a fait le renom de Thomas More ou celui de Louis-Sébastien Mercier. Pensez donc, il s’agit de Dostoïevski ! Mais ce rêve, éphémère s’il en fut ― et qu’est-ce qu’il ne l’est pas dans ce livre ? ― en fut aussi un moment spécial, surtout lors de son envolée vers les étoiles… je dois dire qu’une envolée si nette est très atypique dans l’œuvre de Dostoïevski, et à ce titre elle justifie presque à elle seule que l’on s’attarde sur Le rêve d’un homme ridicule.

Le surnaturel chez Dostoïevski a bien plus l’habitude de n’être qu’un soupçon de "démence", contenu, enclos dans un monde rationnel, et terrible parce qu’il est réel. Le monde de Dostoïevski c’est celui-ci, beaucoup moins celui du rêve. La « sphère » la plus importante du récit (y compris dans l’économie du texte) c’est encore une fois ce monde réel, dans lequel le narrateur est un homme ridicule, dans lequel Dostoïevski montre à quoi est réduit ce rêve : l’impossibilité. Non pas du rêve lui-même, mais impossibilité de le rendre intelligible ou audible aux autres hommes. C’est curieusement là que la nouvelle peine à convaincre, dans toutes les idiosyncrasies de l’écrivain russe : l’homme ridicule assène fiévreusement (mais sans force) ses vérités, il n’a qu’un seul interlocuteur, nous, sinon la vague rumeur de gens qui l’ont traité de fou, ou de bouffon. Et cette vague mais très récurrente (dans l’œuvre, pas la nouvelle) figure de la petite fille abandonnée, pour émouvoir…

59 pages - Actes Sud (Babel)

Conversations avec Kafka
7.9

Conversations avec Kafka (1968)

Sortie : 1978 (France). Essai

livre de Gustav Janouch

Elouan a mis 7/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

25 octobre
29 octobre

(traduit de l'allemand par Clara Malraux sous le titre "Kafka m'a dit")

En marge de son œuvre, certains écrits de Kafka (comme ses journaux) attirent l'attention et sans doute l'espoir, pour le lecteur, d'approfondir sa connaissance de l'écrivain. Il existe bien sûr beaucoup de livres sur Kafka, et certains d'entre eux ont été écrits par des gens qui l'ont rencontré. Gustav Janouch avait dix-sept ans lorsqu'il fit connaissance avec Kafka. Dans son livre, il rapporte (de façon très directe, Janouch donne l'impression de s'être servi d'un dictaphone ou au moins d'un calepin) leurs conversations. Il n'allait pas de soi qu'un tel livre évite l'écueil de la banalité ou celui l'indiscrétion, mais c'est précisément l'une de ses qualités. Si certains détails biographiques ponctuent ces conversations, ce sont les réflexions que Kafka en tire qui sont mises évidence, avec sa capacité de voir toujours plus loin que soi, plus loin que les expériences ou les phénomènes particuliers qui viennent à eux.

Janouch a su discriminer l'essentiel dans les paroles prononcées par Kafka au sujet de ses livres, de ceux des autres, au sujet de la littérature, de cinéma, de politique, d'une manière ou d'une autre d'être au monde (en tant que poète ou en tant qu'employé) ou de ce que c'est qu'être juif (ce que dit Kafka sur ce dernier point me laisse par contre assez dubitatif). Pour le reste, j'ai souvent eu besoin de suspendre ma lecture pour noter de nombreux passages, tant les remarques pertinentes ou intéressantes de Kafka sont nombreuses. S'agit-il vraiment d'un livre sur Kafka ? Janouch esquisse son portrait qu'à deux ou trois occasions, par petites touches ; lui-même ne s'exprime presque que de manière interrogative, a tendance à s'effacer et à n'apparaître que comme un garçon naïf (ce que sa jeunesse explique) alors que le livre laisse tout de même transparaître une égalité entre les deux amis. De cette égalité naît une sincérité qui éclate à chaque page, et fait que ce livre est un peu plus qu'une banale interview.

186 pages - Calmann Lévy

Histoire universelle de l'infamie / Histoire de l'éternité
8.3

Histoire universelle de l'infamie / Histoire de l'éternité

Historia universal de la infamia. Historia de la eternidad

Sortie : 1936 (France). Essai

livre de Jorge Luis Borges

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

23 octobre
29 octobre

(traduit de l'espagnol par Laure Guille et Roger Caillois)

Histoires tirées de faits réels, réécritures, Histoire de la pensée (sur l'Infini, sur l'Éternel retour), diverses réflexions, philosophiques ou littéraires, critique d'un roman policier ou encore celle de traditions poétiques (Les Sagas Islandaises ― les différentes traductions des Mille et une nuits en Occident)... Ce qui frappe dans ce double corpus, c'est son hétérogénéité ; à la fois dans la totalité du livre, mais aussi au sein dans son deuxième ensemble de textes (Histoire de l'éternité). Mais cette hétérogénéité est d'un certain côté, apparente. Tout est lié sur deux axes parallèles : l'infamie / l'éternité (ou l'infini), donc. Le jeu de miroirs que ce parallélisme sous-tend me fascine ; non seulement on n'a pas l'impression que les deux ensembles sont indépendants l'un de l'autre, mais on a bien celle de passer continuellement de l'un à l'autre. Le livre de Borges se décompose en répétitions, reflets, équivalences, impostures, traductions, réécritures : toutes ces variantes composent in fine un tout organique. D'un autre côté, il subsiste une hétérogénéité formelle (et elle subsistera toujours, dans ce genre d'ouvrage). On pourrait arguer que quel que soit le registre (celui du conte, de la rétrospective historique ou de l'argumentation) cela ne change rien, ou rien d'important. Mais si, précisément à cause d'un excès de formalisme chez Borges et chez d'autres écrivains (qui a au mieux suscité mon admiration, mais jamais de passion). Mais tout ceci ne diminue en rien la valeur de l'ouvrage, fort d'une richesse intellectuelle et de vues très pertinente sur la littérature. Peut-être mon livre préféré de Borges, malgré les adorateurs de Fictions...

245 pages - 10/18

Frankie Addams
7.2

Frankie Addams (1946)

The Member of the Wedding

Sortie : 1949 (France). Roman

livre de Carson McCullers

Elouan a mis 9/10.

Annotation :

18 octobre
23 octobre

(traduit de l'anglais par Marie-Madeleine Fayet)

Il serait très commode de présenter Frankie Addams comme un roman sur l'adolescence, mais le mot aurait tendance à effacer toute singularité sous la masse de projections et d'idées qu'il comprend. Le temps du récit ne semble se concentrer que sur un moment, un long moment certes, peut-être un été ou une année ; long moment dans lequel tous les temps sont ternes et indifférenciés. Du moins c'est ainsi qu'ils sont perçus par la jeune fille, et du coup, un autre mot me vient pour caractériser le style de Carson McCullers pour ce troisième roman : tout est perception. Il y a cette économie dans les description qui abolit la distance entre le lecteur et le personnage (on est à la 3e personne), on voit tel objet ou tel visage parce qu'elle le regarde.

Mais tous ces éléments extérieurs perçus dans leur éclatement, révèlent que Frankie ne se sent pas à sa place. De même que toute interaction avec son entourage (au demeurant plutôt bienveillant) révèle une incompréhension ou de l'indifférence à son égard. Elle n'existe pas. Ou est-ce parce qu'elle n'a qu'une vie intérieure, qu'elle est au fond insaisissable ? Pourtant, elle cherche constamment à briser le radotage presque mécanique de cet entourage, comme elle cherche à saisir un regard dans la foule anonyme, une "connexion" ; des efforts animés de rage ou de désarroi, des désirs pourtant sans cesse renouvelés.

282 pages - Livre de pages

La Double Inconstance
6.9

La Double Inconstance (1724)

Sortie : 1724 (France). Théâtre

livre de Marivaux

Elouan a mis 9/10.

Annotation :

20 octobre
22 octobre

En un sens, Marivaux fait dans La Double Inconstance l’inverse de Lope de Vega, dans Le chien du jardinier. Si cette dernière pièce ne possédait pas une intrigue très élaborée, on pouvait tout de même voir que ses personnages l’étaient, tout dans l’ambiguïté, l’inconstance précisément. Parmi les personnages de La Double Inconstance, c’est surtout Flaminia qui est une réussite (les autres moins), mais parce que la pièce de Marivaux est infiniment mieux construite que celle de Lope, et que c’est Flaminia qui orchestre tout. C’est entre les mains de son créateur, le jouet qui révèle les subtilités d’un jeu amoureux bien tordu, semé d’embûches et de retournements. Avec la langue de Marivaux, cette pièce est en plus un délice à chaque scène, j’interrompais ma lecture à chaque éclat de rire, pour faire durer le plaisir.

96 pages - Livre de poche

De la lecture à l'écriture

De la lecture à l'écriture

Sortie : janvier 2012 (France). Essai

livre de J. M. Coetzee

Elouan a mis 5/10.

Annotation :

4 octobre
21 octobre

Walser, Musil, Roth ― Joseph et Philip ― Sebald, Beckett, Whitman... Il y a de beaux noms dans ce recueil où l'on a réuni des articles publiés à des dates différentes (entre 2000 et 2005) organisés ici selon une logique qui ressemble beaucoup à la méthode Coetzee. Les écrivains qui se suivent ont un point commun rapidement identifiable (mais l'éditeur a négligé de séparer tout ce monde-là dans quatre grandes parties distinctes) : les deux premiers groupes d'écrivains appartiennent à deux générations différentes (ceux qui étaient adultes en 1914, puis ceux qui l'étaient après 45) ; dans le troisième les écrivains sont tous anglophones, enfin le dernier réuni ceux qui écrivent dans la langue du (ex) colonisateur (ayant vécu respectivement en Afrique du Sud, en Colombie ou en Inde). C'est par le prisme biographique que l'on identifie écrivains et qu'on les assemble, et la structure a du sens vu que l'on s'y retrouve au niveau des thèmes : Coetzee trace les correspondances entre la vie et l'œuvre de chacun d'entre eux. Même si ses chroniques s'articulent sur un seul roman, ou sur un tout autre chose (ex : les biographes de Faulkner plutôt que les romans de celui-ci) la méthode analytique de Coetzee varie fort peu.

Une méthode qui a deux inconvénients : la part biographique (certes pas forcément inintéressante) laisse parfois peu de place à celle de l'œuvre, et cela donne presque l'impression que Coetzee n'a pas grand-chose à dire sur ce dernier sujet. Bien sûr, j'exagère, puisque toutes ces critiques sont pourvues d'au moins deux phrases d'une justesse, d'une pertinence qui valent la peine qu'on s'y attarde. En quoi pouvons-nous voir chaque œuvre dans leur unité, en dépit des éventuels virages ou écarts ― heureux ou malheureux ― de leurs auteurs ? J'aurais juste préféré que Coetzee soit plus bavard sur ce point, bon... au lieu de quoi il y a par ailleurs bien pire : Coetzee gâche un nombre considérable de pages à nous raconter les romans des autres en long en large et en travers, y compris la fin. Dieu merci il y a aussi des poètes. Un conseil donc, assurez-vous d'avoir lu tous les romanciers dont il parle avant de lire De la lecture à l'écriture.

314 pages - Seuil

Sur les falaises de marbre
7.9

Sur les falaises de marbre (1939)

Auf den Marmorklippen

Sortie : 1942 (France).

livre de Ernst Jünger

Elouan a mis 6/10.

Annotation :

7 octobre
18 octobre

(traduit de l'allemand par Henri Thomas)

Une première incursion plutôt décevante dans l'œuvre de Jünger. Pourtant, il me faut reconnaître avant tout qu'il s'agit d'un styliste impressionnant, et je comprends sans difficulté que Julien Gracq l'admirait. Les descriptions s'enchaînent, tissent comme l'araignée la plus consciencieuse et la plus acharnée l'environnement de cette étrange retraite. D'un bout à l'autre le texte est saturé de métaphores potentiellement enchanteresses, de notations sur la flore, et avec elles une ambiance particulière se créé, jusqu'au moment où cette atmosphère s'embrase. Passé cent pages j'avais l'impression assez déconcertante de ne pas avoir commencé. Il se trame quelque chose dès le début, mais à ce stade, toute rencontre, tout événement ont quelque chose de décoratif. Cela encore pourrait être séduisant, si ce n'est que toutes choses étaient liées sur un même plan, certes harmonieux, mais hermétique.

Je ne m'étonne guère que les personnages n'existent quasiment pas, ou plutôt, ils existent, mais le problème est que je n'aime pas la manière Jünger de les caractériser (en dépit de ce que la première page du récit laisse pressentir), et puis, ils sont comme les pantins d'une Histoire déjà écrite (du moins en grande partie) : on le sait, les allusions forment de manière plus ou moins transparente une évocation de ce qui se passait en Europe au moment (en 1939) où Jünger écrivait Sur les falaises de marbre. La montée des périls. Puis la guerre éclate dans le roman. Là où on l'on commence à anticiper (même si le déclenchement de la guerre, la vraie, devait être assez prévisible en 1939) on se lance dans quelque chose d'épique, Jünger se déchaîne et pourtant le récit à peine à sortir de sa chrysalide. J'ai décroché sérieusement. Est-ce mon manque de goût pour l'épique, ou est-ce parce que Jünger, dans le registre du conte ou de l'aventure, me semble quelque peu ankylosé ? Comme toujours avec les auteurs de cet envergure, c'est moi qui me sens un peu fautif, d'avoir loupé quelque chose ici. Évoquons une raison tout à fait prosaïque, je manquais de temps et donc ma lecture a été entrecoupée. J'ai bien envie de relire Sur les falaises de marbre en d'autres temps et d'autres circonstances.

172 pages - L'Imaginaire (Gallimard)

Le Chien du jardinier
6

Le Chien du jardinier (1618)

El perro del hortelano

Sortie : 24 novembre 2011 (France). Théâtre

livre de Lope De Vega

Elouan a mis 5/10.

Annotation :

4 octobre
7 octobre

(traduit de l'espagnol par Frédéric Serralta)

Existe-t-il une réciprocité amoureuse dans Le Chien du Jardinier ? Oui et non. Teodoro n’est-il qu’un amant intéressé ? On pourrait répondre de même, ainsi qu’à d’autres questions jalonnant cette pièce légère, et puisque celle-ci repose sur une indécision proverbiale (voir le sens du titre*) c’est un jeu d’aller-retour entre ce oui et ce non qui structure la pièce de Lope de Vega. Le motif ? Une comtesse ne saurait épouser son secrétaire sans détruire sa réputation et son grade. Je suis tenté de dire que le dénouement (qu’un ressort dramatique assez grossier permet) n’existe que parce qu’il faut bien qu’il y en ait un. J’ai eu en tout cas le sentiment que, pour le coup, la pièce se prêtait assez mal à une simple lecture et est fondamentalement une pièce à jouer. Ce qui en revanche rend la pièce tout à fait crédible, c'est ce que Teodoro nomme les "mille intervalle de lucidité", où toute l'ambiguïté des sentiments, sinon leur versatilité.

"Ne sois pas étonné, car elle est folle de désir amoureux, et comme son honneur en tient la réalisation pour méprisable, elle veut abîmer mon visage, parce que mon visage est le miroir où elle regarde son honneur, et elle se venge en le voyant enlaidi."

*: « Le proverbe dit du chien du jardinier qu’il ne mange ni ne laisse manger. »

204 pages - Folio (Gallimard)

Les Morts concentriques
7.1

Les Morts concentriques

Sortie : 1978 (France). Recueil de nouvelles

livre de Jack London

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

3 octobre
6 octobre

(traduit de l'anglais par Marie Picard)

On retrouve assez souvent chez Jack London l'idée d'une lutte : soit une lutte entre les hommes, soit une lutte entre l'Homme et la nature. S'il est possible de négocier ― parfois ― dans le premier cas de figure, les trois nouvelles de ce livre illustrent toutes à leur manière que lorsqu'un rapport de force entre en vigueur, il est celui qui prime, celui face auquel on ne peut rien. S'il est possible à un homme désarmé de duper son bourreau, il ne lui est pas possible de duper la hache qui va lui trancher le cou. L'évidence ne se démontre pas, mais Jack London doit éprouver un délice certain à magnifier cette force primordiale ― surtout lorsqu'elle s'incarne dans les éléments, comme dans La Maison Mapuhi ― et à la mettre en scène en sorte d'infliger une terrible ironie au négociateur, et même à toute habilité réflexive de l'homme.

Cette ironie ne se manifeste qu'à deux occasions et de deux manières différentes : de manière assez inattendue dans la dernière nouvelle, et de manière fort significative pour la totalité du recueil dans la première. Dans Les Morts Concentriques, les valets de Midas (un groupe de personne mettant leur menace à exécutions pour extorquer de l'argent à de riches entrepreneurs) justifie leur procédé, alors qu'il n'y a aucune nécessité à cela, simplement pour le goût du verbe. La subtilité humaine est alors come un assaisonnement à la violence. L'ironie de Jack London ressemble au vice de ces extorqueurs, dans sa futilité, mais en cela même assez savoureuse.

92 pages - Sillage

Voyage au bout de la nuit
8

Voyage au bout de la nuit (1932)

Sortie : 15 octobre 1932 (France). Roman

livre de Louis-Ferdinand Céline

Elouan a mis 8/10 et a écrit une critique.

Annotation :

voir critique

Scènes de la vie d'un propre à rien
6.8

Scènes de la vie d'un propre à rien (1826)

Aus dem Leben eines Taugenichts

Sortie : 1826 (France). Roman

livre de Joseph Von Eichendorff

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

24 septembre
28 septembre

(traduit de l'allemand par Madeleine Laval et Robert Sctrick)

Un jeune homme prend la route pour nulle part, pour être un homme. Quitter l'enfance. "Hé, le propre à rien! me dit-il. Te voilà encore à te prélasser au soleil, tu t'étires à te rompre les os et tu mes laisses toute la besogne! J'en ai assez de te nourrir! Le printemps s'annonce, toi aussi sors un peu de ta coquille et va-t'en de par le monde gagner ton pain toi-même!" dit le père, et tout est dit : voilà le fils parti. Le propre à rien. Et même pas à l'amour, lui qui s'enflamme à la moindre apparition et confonds toutes les femmes. Une banale histoire, un sentier rebattu depuis l'aube des temps ou si vous voulez une plaisanterie, mais voilà : le style fait de ce livre un petit bijou. Joseph von Eichendorff n'a pas plus besoin d'une trame complexe que de pages et de pages pour décrire : un détail donne tout le tableau, soit un éclat de rire ou les couleurs d'un pourpoint. Les phrases vivent, tracent, esquissent, sont jetées comme des confettis, à l'aventure. Au terme de cette dernière, peut-être que le personnage du livre aura fait beaucoup plus de chemin que le lecteur, puisque ces Scènes de la vie d'un propre à rien n'ont sûrement pas grand-chose à lui enseigner, mais peut lui réserver bien du plaisir.

156 pages - Libretto (Phebus)

Lady Macbeth au village
6.6

Lady Macbeth au village

Sortie : 1865 (France). Roman

livre de Nikolaï Leskov

Elouan a mis 5/10.

Annotation :

3 septembre
20 septembre

(traduit du russe par Boris de Schloezer)

Lady Macbeth au village (7) L’Ange scellé (5) Le vagabond enchanté (3) Le chasse-diable (6)

Quatre nouvelles fleuretant avec l'étrange, le cauchemar... et toujours avec la présence du religieux (même dans Lady Macbeth au village où c'est moins évident). Tous les personnages de Nikolaï Leskov sont hantés par une obsession ou animés par la foi, ou encore, les deux... (les dernières nouvelles donnent le sentiment qu'il s'agit d'une seule et même chose). Ces chimères destructrices prennent le dessus sur la réalité, renversent la narration dans une suite de situations improbables ou illusoires dans Le vagabond enchanté : une suite hélas aussi embrouillée qu'ennuyeuse, beaucoup de rencontres, de contrées explorées mais toujours le même motif à répétition.

Toujours plus d'excès, de cruauté ou de sentimentalisme. Toutes les nuances sont lissées dans un continuum narratif, vain et vraiment trop long lorsqu'on s'en désintéresse. Bon, le problème est que j'ai nettement mieux apprécié la première et la dernière nouvelle, plus courtes (les deux ensemble représentent moins d'un quart de l'ouvrage). Pourquoi ? Peut-être bien parce que Leskov a plus à exprimer lorsqu'il se focalise sur un point, articulation de toutes les étrangetés et de toutes les illusions qu'on veut. On sait toujours où l'on va avec Leskov, jamais comment. Mais cela devient désagréable quand l'auteur lui-même semble ne pas le savoir.

380 pages - Folio (Gallimard)

Récits de la prison de Porto

Récits de la prison de Porto

Récit

livre de Camilo Castelo Branco

Elouan a mis 3/10.

Annotation :

13 septembre
15 septembre

(traduit du portugais par João Viegas)

Condamné pour adultère, Camilo Castelo Branco a consacré le temps qu’il a passé en prison à l’écriture d’une série de « portraits » de ses codétenus. Tel qu’on le lit ici, un extrait seulement de cette œuvre, la plus grande partie concerne José do Telhado. Le brigand doit moins sa renommée aux événements de son existence qu’au récit que Branco en a fait. Une vie rythmée par des braquages, des coups éclatants mais aussi par des coups durs pour lui. Branco retrace des chemins constitués de batailles, d’aventures ou de fuites : la prison arrête ses destinées, elle constitue un échec, et certes la conséquence d’actes illégaux.

Finalement Branco parle assez peu de la prison et il est difficile d’analyser la vision qu’il en a : peut-être absurde, à cause des raisons de sa propre arrestation, ou bien parce que les autres détenus ne semblent tirer aucun profit de leur condamnation. En fait de « portraits » non plus, on n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent ; sauf quelques photographies (et encore, ce ne sont pas forcément les photographies des personnages dont on parle) la mention du nom et de la parenté, ces figures ne sont pas vraiment personnalisées. Celle de José do Telhado a suscité un engouement particulier au Portugal parce qu’il est le héros d’un récit épique, mais je ne sais pas trop ce qu’il incarne : la rébellion ? le perdant magnifique ? le génie du mal ? le malheureux en prison ? J’avoue n’en avoir aucune idée, et d’ailleurs je n’ai suivi son histoire qu’avec un faible intérêt, tant Les Récits de la prison de Porto manque d’un thème intelligible, d’une réflexion approfondie ou encore de détails descriptifs.

78 pages – Chandeigne

Água Viva
7.1

Água Viva (1973)

Sortie : 1978 (France). Roman

livre de Clarice Lispector

Elouan a mis 9/10.

Annotation :

2 septembre
7 septembre

(traduit du portugais par Claudio Poncioni et Didier Lamaison)

Dans cette lettre, Clarice Lispector s'adresse à une personne à l'identité incertaine, floue : une personne qu'elle a aimé, dont elle s'est libérée, etc... Une "personne" que souvent elle semble même oublier au cours des longs développements poétiques qui servent de charnière à ce texte flottant, divagant dans des eaux troubles. Les métaphores s'enchaînent et s'accompagnent de raisonnements introspectifs. Clarice Lispector parle sans cesse de son rapport (fluctuant) à elle-même et aux autres, aux objets, au corps, à la peinture mais surtout aux formes et aux mots. C'est une curieuse dialectique qui engage tout son être qui s'étend dans mille projections, révèle peu à peu son art poétique. Une manière de concevoir la vie ― une manière de vivre ― et tout autre choses.

Água Viva est truffé d'interactions, non seulement avec le monde, mais avec l'être à qui elle dit tu (son mystérieux correspondant ― vous aussi vous l'aviez oublié ?) avec qui elle questionne le langage et la clarté d'un propos, elle qui écrit des phrases (certaines sont alambiquées, c'est vrai) produit des analogies pas toujours faciles à comprendre. Mais on s'y fait aux mouvements ondulatoires de cette prose dont les éléments font échos les uns aux autres. Au fil de cette eau tantôt joueuse tantôt mélancolique, on finit par aborder des choses aussi ténues que des sensations, ou des choses à peine exprimables.

199 pages - Antoinette Fouque (Des femmes)

Elouan

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