Je ne peux pas oublier qu’il s’agit pour moi d’un second voyage célinien, d’une deuxième fois, longtemps remise à plus tard, dans un mélange d’attente craintive et de hâte prolongée depuis la fin de l’adolescence. J’ai envie de comparer les deux lectures : la première était énervante, épuisante mais tout sauf anodine. Le style rugueux et gueulard de Céline m’a fait un effet indéniable. Quel jugement devais-je porter sur cet effet, et donc sur Voyage au bout de la nuit, je n’ai pas voulu le savoir à l’époque (et j’ai eu grand tort ― je me souviens toutefois que mon impression était assez négative, à chaud). Cette seconde expérience m’étonne, car j’y ai trouvé une relative douceur. Bien sûr celle-ci est mélangée à beaucoup d’ordures, de cris, ainsi qu’une dose d’ironie connue de tous. Les blagues scatologiques, tout ça… On est d’accord. Céline ― Bardamu parle tout seul : il raconte ET il commente à coups de petites phrases, de mots assassins ou de petits points. Ceux-là s’espacent sur une longue narration, mais surtout sur une mélancolie qui sourd de plus en plus, et parfois avec des phrases très justes :



Les choses auxquelles on tenait le plus, vous vous décidez un beau jour à en parler le moins en moins, avec effort quand il faut s’y mettre. On en a bien marre de s’écouter toujours causer… On abrège… On renonce… Ça dure depuis trente ans qu’on cause… On ne tient plus à avoir raison. L’envie vous lâche de garder même la petite place qu’on s’était réservée parmi les plaisirs… On se dégoûte… Il suffit désormais de bouffer un peu, de se faire un peu de chaleur et de dormir le plus qu’on peut sur le chemin de rien du tout. Il faudrait pour reprendre de l’intérêt trouver de nouvelles grimaces à exécuter devant les autres… Mais on n’a plus la force de changer son répertoire. On bredouille. On se cherche bien encore des trucs et des excuses pour rester là avec eux les copains, mais la mort est là aussi elle, puante, à côté de vous, tout le temps à présent et moins mystérieuse qu’une belote.



Je n’oublie pas non plus le voyage de Bardamu pour l’Afrique, qui m’a remis un je-ne-sais-quoi du Bateau ivre en tête. Si, je sais, en fait. Le sens de l’adjectif, métaphorique, tendant à rendre toute cette traversée étrange, irréelle… et dans tout le roman c’est potentiellement le cas d’ailleurs : tout prend vie ou la vie elle-même prend la forme d’un glaviot.


Plus j’avançais dans Voyage au bout de la nuit, plus son titre a pris pour moi un sens particulier. C’est-à-dire quelque chose de très erratique, d’incertain. Les époques se confondent ou pour être plus juste, sont balancées dans une seule et même nuit. Les transitions sont détruites sous le flot des déblatérations tandis que l’on progresse, parce que la nuit est longue et surtout parce qu’il n’y a pas de destination, pas de fin. À moins que tout le Voyage en soit une.


Lu du 8 au 29 septembre 2021. 506 pages - Folio (Gallimard)

Elouan
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le 29 sept. 2021

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