On the row
Cette année, sur ma table de chevet...
[ Pour les autres années c'est ici :
2011 = https://link.infini.fr/OTR11
2012 = https://link.infini.fr/OTR12
2013 = https://frama.link/OTR13
2014 = https://frama.link/OTR14
2015 = https://frama.link/OTR15
40 livres
créée il y a 8 mois · modifiée il y a 18 joursPour vous combattre (2022)
Sortie : 5 mai 2022 (France). Récit
livre de Joseph Andras
Chaiev a mis 6/10.
Annotation :
Ni roman ni document, on va dire quoi ? Evocation ? En évitant de convoquer encore une fois les auspices du cher Vuillard, même si bon le principe y est un peu… Quoi qu’il en soit, l’écriture est intéressante, serrée, efficace, Andras évitant le didactisme et l’emphase. Et puis de toute façon passer quelques chapitres intelligemment tournés aux côtés de Camille Desmoulins c’est toujours ça de pris.
« L’Histoire les bâtira rivaux irréductibles, mais l’Histoire n’est jamais qu’une façon pour les puissants de continuer à faire les poches aux morts. »
La Bonne Tisane (1955)
Sortie : 1955 (France). Roman
livre de Jean Meckert / Jean Amila
Chaiev a mis 6/10.
Annotation :
Après un début en fanfare avec son premier roman, Les Coups, qui est un succès de librairie malgré la guerre en cours, la carrière de Meckert s’enlise un peu. Pas la faute à ses livres, toujours aussi cruels, ni à son style, toujours aussi direct et percutant. Après plusieurs tentatives, il semble marquer le pas et dès 1950 il laisse la place à son double, Jean Amila, pour se consacrer à la Série Noire de son ami Duhamel.
Celui ci est son 3eme (il y en aura 21, sans compter tous ses romans alimentaires écrits sous d’autres pseudos), et respecte avec humour une unité de temps et (presque) de lieu, à savoir une nuit dans une maternité des quartiers cossus, jouxtant une villa où a eu lieu un règlement de comptes chez les mafieux. Ça donne au bouquin ce coté très cinématographique, redoublé par des dialogues enlevés, à l’argot aux petits oignons. L’histoire par contre est réduite à sa plus simple expression, et hormis la dimension ludique et distrayante, y’a pas grand-chose d’autre à chercher entre les lignes puisque même le monde des truands ou celui de l’hopital n’est qu’une façade qui n’intéresse visiblement pas plus que ça l’auteur.
« Maine et Roger étaient en train de se regarder dans le blanc des yeux, pas très contents. Ça s’arrangeait mal. Et, pour tout dire, la femme avait un petit automatique au poing droit, histoire de se faire respecter.
Le beau Roger était plutôt pâle. S’étant fait traiter d’ordure, il avait voulu forcer l’autorité, avait placé deux va-te-laver sur la devanture à la Maine… Au troisième essai, il avait vu surgir le petit rond noir qui rééquilibrait drôlement la corrida. »
Hildegarde
Sortie : 18 avril 2018 (France). Roman
livre de Léo Henry
Chaiev a mis 8/10.
Annotation :
Loin de l’exercice de style lassant ou du devoir d’histoire appliqué, Henry réussit à se plonger dans un imaginaire moyenâgeux fascinant, celui du XIIe siècle avec ses légendes, ses croisades, ses mystiques. Partout il s’agit de rencontres extraordinaires, qu’il s’agisse de se confronter à Dieu, à l’Etranger, au Mystérieux, à l’Incompréhensible ouà l’Indicible. Au coeur du livre, qui est un roman sous forme de mosaïques d’histoires, il y a Hildegarde de Bingen, femme d‘exception à la tête du premier couvent exclusivement féminin de la Chrétienté, tout à la fois visionnaire, médecin, musicienne, pivot politique. Mais comme un cœur de réacteur : cachée, presque invisible. Une sorte de portrait en creux où les alentours sont privilégiés : plutôt que de rajouter un portrait supplémentaire, et forcément falsifié et imprécis de cette figure légendaire qui ne bougea pas de son monastère des bords du Rhin, l’écrivain choisit la voie oblique en se propulsant dans tous les coins du monde connu, dans tous les lieux de pouvoir, multipliant les voies et les voix pour redonner vie à un monde impossible à retrouver autrement que par ces harmoniques juxtaposées.
« Guiot se tait, se lève à son tour, s’apprête à te laisser sur un nouveau mystère, encore une explication en suspens. Mais, à ta grande surprise, voilà qu’il te tend la main pour t’aider à te remettre sur pied et qu’il conclut : parce que nos vies à tous ne sont que des histoires, un mélange de vécu, de souvenirs, de songes, de témoignages et d’inventions. Parce que lorsqu’il raconte ces épisodes brodés pour ton plaisir, au fur et à mesure, il n’est pas plus honnête ni plus menteur que s’il s’agenouillait face à un prêtre pour une confession. Il sait, comme moi, comme toi, la valeur des récits : tout à la fois immense et insignifiante, à l’exacte mesure de celle que lui accordent son public, sa rêverie, sa confiance, son imagination. »
Carnes
Sortie : 15 janvier 2025 (France). Roman
livre de Esther Teillard
Chaiev a mis 6/10.
Annotation :
Si le thème du livre- l’éternelle opposition entre Marseille et la Capitale – n’est pas d’une originalité folle, Esther Teillard a néanmoins la bonne idée de le décaler un peu en évitant le plus possible la comédie de mœurs : ici la confrontation est d’ordre quasi métaphysique, non pas entre deux façon de vivre mais bien deux façon d’être, et plutôt que d’avoir lieu via une trame narrative bornée, elle se joue au sein du regard de la narratrice, qui abandonne la violence solaire de sa ville natale pour plonger dans l’enfer des apprentis artistes parisiens. Il ne s’agit d’ailleurs pas trop de vior qui gagne et qui perd, ici tout le monde est à la dérive, perdu irrémédiablement, défoncé, humilié, sans espoir, et seule la façon de l’être change : beauté décomposée de la vulgarité vitale contre matité fascinante de la morbidité triomphante, dans tous les cas le mot de la fin semble de toute façon rimer avec « no future ». Cette facette là du livre est assez bien maitrisée, notamment grâce à une écriture flamboyante et ciselée. Mais le revers de la médaille, c’est que très vite le récit tourne en rond, à force de refuser tout enjeu romanesque : les considérations s’enchaînent, brillamment exprimées certes, mais sans réel lien avec une quelconque trame qui pourrait servir d’âme à ce mannequin finalement un peu vide et vain.
« Marseille est à la mode. La cagole s’est convertie en icône féministe, Marianne des temps modernes qui laisse tomber ses seins, ivoire ou marbre j’ai oublié, pour l’option cramoisie crado, salope qui se tape complètement de la gravité. Le côté ville cramée apparemment maintenant ça fait rêver. »
Mon vrai nom est Elisabeth (2025)
Sortie : 6 février 2025. Roman
livre de Adèle Yon
Chaiev a mis 5/10.
Annotation :
C’est assez chouette de se dire qu’un livre à ce point pas feel good peut tout de même plaire à un grand nombre de lecteurs/trices, mais perso je garde tout de même une petite pointe de surprise. Disons qu’heureusement que je ne suis pas éditeur, parce que je n'aurais pas misé grand-chose sur le manuscrit (ou alors tellement fait réécrire le texte qu’à l’arrivé il aurait peut-être moins bien marché!). En fait, je trouve ça terriblement long, embrouillé, répétitif et franchement mal écrit.
Reste que l’histoire que raconte l’autrice – le destin de son arrière grand-mère et les ondes de choc du secret que cela a provoqué au sein de la famille – est édifiante, et il est important qu’elle soit racontée et qu'elle soit lue, pour enfoncer encore un clou dans le système patriarcal et viriliste dont nous sommes irrémédiablement issus et nourris malgré nous.
Solénoïde (2015)
Sortie : août 2019 (France). Roman
livre de Mircea Cărtărescu
Chaiev a mis 9/10.
Annotation :
Il y a une certaine crainte tapie au coeur de Solenoide, en écho à la crainte perpetuelle dans laquelle vit son étrange héros. Cette crainte en miroir, tout au long de la lecture, est elle aussi sourde et mal définie, polymorphe et insidieuse. La crainte que le livre continue sur la même note pendant plus de 1200 pages, mêlée à la crainte inverse que la note en question s’arrête d’un coup. Comme un grincement trop aigu qui joue sur nos nerfs tout en sachant qu’on serait inconsolable de le sentir disparaître. Quoi qu’il en soit, l’art de Cartarescu est proprement hallucinant, cette façon de convoquer les pires cauchemars, les voies les plus tortueuses, les modèles les plus écrasants (Kafka et Lautréamont en tête) pour construire une cathédrale de savoirs, de salive et de crasse, de poussière et de mucus, avec une seule certitude comme boussole : c’est toujours des terreaux les plus infâmes que nait la poésie la plus cristalline,ce fragile espoir nourri du gras désespoir et de la puante sanie.
« Mais, de même que tout succès dans la vie cache un échec et que chaque échec camoufle un succès, il te faut peut-être deux mains pour écrire un texte qui ne se veut pas seulement distraction, consolation ou hypnose. L’une d’elles est à celui qui écrit penché sur le manuscrit, l’ombrant et le dominant de son autorité, l’autre est au ténébreux, à l’anonyme inconsolé qui, se trouvant dans le manuscrit, sous la page qu’il est le premier à écrire, la remplit par en dessous avec ses propres signes, la colorie avec ses images, tapi sous le plafond, comme Michel-Ange sur son échafaudage de planches, la peinture lui coulant sur les yeux et la figure, peignant des personnes étranges sur le ciel intérieur de la chapelle. Peut-être est-ce seulement ainsi que la fine peau entre lui et moi, entre la gloire et la honte, peut rester lisse, sans creux ni gonflement : je le soutiens, la pointe de son stylo s’appuie sur la pointe de mon stylo. Nous écrivons en même temps, frénétiquement, le même texte, sauf qu’inversé dans le miroir : lu à l’envers, son paradis devient mon enfer, son soleil est ma nuit, son papillon est mon araignée d’obsidienne. »
L'Œil de Goliath (2022)
El ojo de Goliat
Sortie : 3 avril 2025 (France). Roman
livre de Diego Muzzio
Chaiev a mis 5/10.
Annotation :
J’avais envie d’aimer, mais même en faisant un effort, le livre est trop peu habité pour passer outre ses défauts : on a quand même grandement l’impression de l’avoir déjà lu cent fois. C’est risqué de se lancer dans un double pastiche (historique et épouvante) sans avoir, visiblement, défini pourquoi et comment. Ok ça se passe après guerre (celle de 14-18), ok y’a des phares abandonnés et des hypnotiseurs ténébreux, mais on dirait surtout un très long épisode de Myst qui tournerait tout seul sur un vieil ordi sans personne pour jouer avec.
Marseille 73 (2020)
Sortie : 10 juin 2020. Roman, Policier
livre de Dominique Manotti
Chaiev a mis 7/10.
Annotation :
Comme dans le premier tome des aventures du commissaire Daquin (Or noir), il y a une brutale dichotomie entre l’écriture, d’une atonie totale, et les faits relatés. On frôle parfois la rédaction d’un élève de troisième très peu intéressé par l’exercice, sujet verbe complément, ça en devient presque fascinant. Reste que la façon dont Manotti utilise cette page sombre de l’histoire française – une tuerie systématique de maghrébins issus de l’immigration par d’anciens OAS à Marseille pendant l’été 73 – est suffisamment puissante et bien agencée pour qu’on ait le courage de passer outre. Tout ce qui concerne la vie privée du héros est vaguement mis de coté (exit la position décalée du flic homo) pour se concentrer sur les mailles sordides d’un filet mêlant la police, l’Etat, et les notables dans une machinerie xénophobe qui n’en a plus rien à foutre de l’état de droit, sinistre mascarade gaulliste qui n'en finit plus de ne pas finir, dans une sorte d’apathie coupable.
Calamity Gwenn (2020)
Sortie : 19 août 2020. Roman
livre de François Beaune
Chaiev a mis 5/10.
Annotation :
Portrait d’une Marseillaise montée à Paris pour faire carrière et se retrouvant vendeuse dans un sex shop à Pigalle, le roman commence par séduire, avant de lasser puis d’agacer. Pas seulement parce que la situation de Gwenn est clairement répétitive et le bouquin trop long, mais surtout parce que le livre adopte la forme d’un journal intime et que si l’auteur a un sens indéniable de la formule et du style parlé, il y a quelque chose d’assez gênant dans cette fausse voix féminine qui semble dédouaner celui qui écrit, au milieu d’une gent masculine présentée comme intégralement et définitivement insauvable.
« Mais le viol c’est pas du sexe, habibi. Quand tu te prends un coup de pelle, t’appelles pas ça du jardinage ».
Escal-Vigor (1899)
Sortie : 25 janvier 2017 (France). Roman
livre de Georges Eekhoud
Chaiev a mis 5/10.
Annotation :
Écrire un livre scandaleux est une bonne façon de s’assurer quelques lecteurs dans les temps futurs, des lecteurs qui ne sont plus du tout scandalisé par le livre, mais curieux de voir ce qui pouvait bien scandaliser aux temps anciens. Le roman du belge Eeckhoud paraît en 1899, et c’est le procès direct : deux hommes qui s’aiment, un châtelain et son valet, même dans un conte vaguement moyenâgeux, même avec une fin tragique à la clé, non ça ne se fait pas du tout. Et les plus malin de trouver au coeur du titre anagramme du sulfureux Oscar Wilde (en anglais, le traducteur n’ose pas réveiller les mânes du dandy scandaleux et opte pour un titre savoureux de pudeur faussement candide : a strange love !). Eeckhoud eut plus de chance à son procès, il n’avait violé que les bonnes mœurs et il fut acquitté.
Quant au livre lui-même ? Bah, disons qu’heureusement que l’écriture d’Eeckhoud est stylée, par ce que pour le reste c’est quand même un poil faiblard, le scandale une fois éventé.
Malicia
Sortie : 3 novembre 2016 (France). Roman
livre de Leandro Avalos Blacha
Chaiev a mis 7/10.
Annotation :
Ah ah ah c’est du grand n’importe quoi, mais réalisé avec une chouette dextérité. Disons que ce qui se passe sur scène est de plus en plus foutraque et déjanté (déjantraque?) mais qu’en coulisse le maitre des marionettes tient son petit monde d’une main de maitre. (Or noir)Il n’est que de voir comment il parvient à faire alterner les voix narratives sans crier gare (comme si on sautait d’un cerveau à un autre au détour d’un paragraphe) et à faire évoluer son histoire vers des sommets d’absurde gore, croisant sans vergogne tous les poncifs des littératures de genre pour dresser une nouvelle fois, en contrebande, le portrait au vitriol d’un pays en perte permanente de repère.
Les Mystères de Marseille (1867)
Sortie : 1867 (France). Roman
livre de Émile Zola
Chaiev a mis 5/10.
Annotation :
On pourrait se dire que si rien ne tient c’est parce que c’est une œuvre de jeunesse, mais en fait le terrible c’est que rien dans les romans ultérieurs de Zola ne sera tellement meilleur que ça. La révélation soudain : c’est peut être encore ce truc sans rime ni raison qui tire le mieux son épingle du jeu finalement, c’est nul mais sans prétention, sans attente, sans espoir d’une quelconque épiphanie. Un roman de gare qui semble écrit avant l’invention du train : c’est poussif, faiblard, ça ne sert à rien. Et ça devient presque sa chance, comparé à toutes les boursoufflures qui suivront et qui chercheront, obstinément et désespérément à servir à quelque chose. Le tacheron est déjà là, mais il n’a pas encore la vanité de se croire autre chose que ça.
Autre remarque au fil des pages ( c’est qu’on s’ennuie un peu, diable, à suivre ces aventures faussement secouées de faux rebondissements aussi mordants qu’un édenté sans dentier) : pourquoi diable Balzac n’a-t-il jamais écrit un roman se passant à Marseille, lui qui a choisit un pannel hors du commun de villes de province (sans compter que son secrétaire Gozlan était marseillais et aurais pu lui servir de guide). Si quelqu’un a des infos sur la question, je suis preneur, je trouve ça très bizarre, et très dommage.
L'Art de la résistance (2020)
Quatre ans dans la clandestinité en France
Sortie : 22 mars 2024 (France). Histoire, Autobiographie & mémoires
livre de Justus Rosenberg
Chaiev a mis 8/10.
Annotation :
Justus Rosenberg est mort à 100 ans, mais un an avant sa mort, il se décidé à coucher sur le papier ses souvenirs de la 2nde Guerre mondiale, qui éclate alors qu’il a 18 ans. Eclate est le bon terme, comme une grenade en pleine tronche, pour lui le juif de Dantzig qui était venu faire ses études à Paris et qui du jour au lendemain se trouve embringué dans un tourbillon incontrolable fait d’imprévus et de dangers. 80 ans après, l’homme a eu le temps d’en voir couler sous les ponts, mais il trouve le ton juste pour relater ce qu’il a pu ressentir tout jeune homme, à devoir se débrouiller seul dans un monde qui s’effondre. Sa grande chance, outre d’être débrouillard et affable, c’est surtout d’être un allemand blond aux yeux bleus, et trilingue : de quoi passer inaperçu en zone libre où il s’est engagé dans la Résistance. On est en 1940, c’est Marseille, c’est le réseau de Varian Fry et Mary Jayne Gold, c’est l’héroïsme presque naturel et au jour le jour, que Rosenberg détaille et analyse avec beaucoup de finesse et de nuance. Puis une fois la zone occupée à son tour en 1942 c’est Lyon, le maquis, et les aventures quasi romanesques qui continuent jusqu’à l’arrivée des Etats-uniens pour qui il travaille un temps (il a appris le russe entre deux planques et deux attaques, et fait un parfait agent de liaison). De tout ce récit se dégage quelque chose de très doux, de très simple, et d’un peu désarmant aussi, une sorte de leçon à son corps défendant : faire face parce qu’il le faut, sans se plaindre, sans états d’âme, sans fierté même, résister comme on respire.
Šukran
Sortie : 1989 (France). Roman
livre de Jean-Pierre Andrevon
Chaiev a mis 5/10.
Annotation :
Coté écriture, rien à dire, c’est malin, bien tourné, plein d’esprit, acide tout juste ce qu’il faut. Par contre ce qui m’attirait à la lecture de la 4e de couverture est un peu traité par dessus la jambe – la Marseille dystopique façon Blade Runner, s’enfonçant peu à peu dans la mer et devenue ville orientale soumise aux caprices des plus riches. C’est vaguement esquissé mais malheureusement pas du tout creusé ni exploité, comme si par paresse Andrevon préférait laisser le boulot à ses lecteurs et lectrices… Du coup ça ne décolle pas vraiment au dessus d’un polar un peu basique.
Pax (2024)
Sortie : 2024 (France). Roman
livre de Grégoire Polet
Chaiev a mis 8/10.
Annotation :
Bizarre, je n’ai pas l’impression qu’on ait beaucoup parlé de ce livre ? Je l’ai pris par hasard, et je n’ai pas regretté. On dirait un peu un Vuillard fleuve et foisonnant, sous forme de traversée du siècle menée tambour battant, avec une liberté narrative et stylistique assez rare de nos jours dans la littérature francophone (comme quoi ça a du bon d’être belge et non contraint aux frilosités hexagonales). Quelque chose me dit que Polet ne doit pas détester Pynchon. Et vu que le divin Thomas ne fait plus trop parler de lui ces derniers temps, autant prendre le plaisir romanesque là où il est...
"Des têtes étaient tombées en nombre, à Paris ; la Révolution débordait sur l’Europe sous la forme de Napoléon. Et voici, dans les couloirs du palais royal où nous suivons Goya, Joachim Murat, quarante ans, la force de l’âge, ses cheveux ondulés, son œil de jais, maréchal, commandant en chef des forces impériales françaises occupant Madrid et chargées d’asseoir Joseph Bonaparte, frère de l’Empereur, sur le trône d’Espagne.
Murat ? Joachim Murat ? Il faudra prévenir le président Wilson que son hôte est en train de faire la guerre, ici. Et plutôt bien, d’ailleurs. À son habitude.
Ou bien il faudra prévenir Murat que, dans l’hôtel particulier de sa famille, de ses descendants, à Paris, un président des États-Unis est en train de préparer la paix universelle. Quoi qu’il en soit, Murat est passé si vite qu’il ne nous a pas entendus.
On lui court après. C’est nous, cette ombre furtive qui glisse et se plie sur les murs.
Quatre à quatre, le grand escalier.
Nous voilà derrière lui dans la salle du trône, sous les plafonds peints par Giambattista et Giandomenico. Coup d’œil admiratif : ces bleus, ces jaunes, cette lumière céleste et oh, l’étalon blanc, sur le bord, quelle grâce ! Murat apprécie tout particulièrement ce cheval. Puis un mouvement de sabre, un claquement de talons et les salutations en français à une jeune femme espagnole au regard fier qu’on lui présente et dont les pas avaient été amuïs par l’épais tapis immense – que le visiteur moderne voit encore aujourd’hui."
Pointe rouge (2007)
Sortie : septembre 2007. Roman
livre de Maurice Attia
Chaiev a mis 7/10.
Annotation :
Sous couvert de polar, Attia dresse un tableau politique de la France de la fin des années 60 assez original et intéressant, sous le prisme marseillais. L’enquête est assez embrouillée mais c’est à l’image de l’époque décrite, qui brasse et confronte toute à la fois le S.A.C de Pasqua, les étudiants gauchistes, la Pègre, les différentes couches d’immigration de la cité phocéenne… L’écriture est suffisamment souple et détachée pour qu’on ne s’ennuie pas malgré le coté touffu du roman. On est bien loin des lourdeur d’un Izzo dont le succès est décidément un bien étrange mystère au vu de la chouette foret que cache cet arbre étique et ennuyeux.
Marsiho (1931)
Sortie : 1931 (France).
livre de André Suarès
Chaiev a mis 10/10.
Annotation :
A la fois Suarez tente comme d’autres avant comme d’autres après lui, le portrait aux milles facettes de la ville Monde, mais par delà, ou pour ce faire, il mise tout non sur le sens mais sur le son. Puisque la cité qu’il aime plus que tout, même dans ses laideurs, ses odeurs de mère maquerelle, est une fulgurance sans cesse recommencée, qui soule et qui suinte, plutôt que de la raconter en plat, il va la ciseler dans son verbe sans pareil, dans des phrases qui ont de la belle en même temps la superbe et les roulis enchanteurs.
"Marsiho est là, dans le vent, qui bondit et qui vit. Sa seule présence fait toute sa vertu : il ne lui faut rien de plus pour être belle. Sa violence même est mélodieuse. Elle s’offre aux yeux dans son plan et sa géométrie. Elle est couchée sur le dos : ses deux cuisses sont levées, les pieds forts et solides sur la terre, au sud la Corniche jusqu’à Mont-Redon, au nord la Joliette jusqu’à Berre. Sur le genou droit, les Acoules ; Notre-Dame-de-la-Garde, sur le gauche ; et le sexe de cette Circé puissante, long et du plus fier dessin, s’ouvre par le Vieux-Port. Les mâts sont dans la ville ; les bateaux mouillent au milieu des rues pleines d’hommes. La tête, on ne sait où, dans l’oreiller d’Aix, peut-être, contre le mur de la Sainte-Victoire. Et la mer, la mer, en toutes ses écailles qui tremblent, la mer est la grande dorade, toute d’argent aux reflets de cristal indigo, avec son bandeau d’or sur le front, sa belle boucle de laque noire, et le liquide vermillon du sang à l’ouïe, où trempent aussi des feuilles d’or."
Chaves (1953)
Sortie : 1965 (France). Roman
livre de Eduardo Mallea
Chaiev a mis 6/10.
Annotation :
Un court roman très ramassé, comme un graine que planterait l’attentif Mallea au coeur de son lecteur en espérant qu’elle se développe et pousse plus tard, dans le silence d’un temps suspendu. Ce même silence dont le personnage principal s’entoure, qu’il brandit comme ultime et seul rempart à la fois frêle et implacable face à sa destinée et face aux autres, dans un décor patagonien très éloigné du folklore habituel des fictions argentines. C’est foid et coupant, c’est ciselé et radical, c’est un pari qui dépendra beaucoup des conditions de lecture, de ces livres qu’on peut rater la première fois comme on rate un rendez vous.
Un, personne et cent mille (1926)
Uno, nessuno e centomila
Sortie : 1930 (France). Roman
livre de Luigi Pirandello
Chaiev a mis 4/10.
Annotation :
Même si le théâtre de Pirandello a clairement un aspect mental, la plupart de ses pièces compensent l’aspect raide et artificiel de son écriture grâce à ce que peuvent des voix, des corps, des silences. Mécanique un peu risquée, mais où les éléments parviennent tout de même s’équilibrer et à se répondre. Seulement tenter tout ça dans un roman sans prendre garde aux écueils que la forme impose, c’est un suicide. Ou un meurtre, selon qu’on s’intéresse à la réputation de l’écrivain ou au supplice du lecteur. En gros, l’idée (déjà au centre de son théatre, comme quoi on dépend du regard de l’autre pour savoir qui l’on est) tient sur deux paragraphes et ne peut avoir d’intéret que si elle est triturée par des situations mettant aux prises plusieurs subjectivités. Passé la troisième page, on étouffe, on renacle, on baille, on désespère. Les plus optimistes penseront peut être qu’à un moment quelque chose viendra interrompre ces ratiocinations, et faire en sorte qu’une quelconque péripétie viendra apporter un semblant de variété, d’imprévu, de frisson, mais au risque de spoiler, non.
Jeux de lumière (2023)
Lichtspiel
Sortie : 5 février 2025 (France). Roman
livre de Daniel Kehlmann
Chaiev a mis 8/10.
Annotation :
Hasard, synchronicité, effet de mode ? En tout cas voilà en très peu de temps un troisième roman (allemand cette fois, après un chilien et un français) qui traite d’un personnage historique et misant sur la carte des multi-narateurs/trices. Ce qui permet de confirmer en tout cas que le dispositif, un peu dangereux, fonctionne surtout quand il vient en renfort pour dessiner une situation ou un personnage avec l’idée non pas de tout révéler de lui mais bien de garder intact l’épaisseur du mystère qui l’entoure (ce qui manquait cruellement au roman de Pattieu). On pourrait appeler ça le théorème d’Eve, pour rendre hommage à Mankiewiecz. Surtout qu’ici on baigne justement dans le milieu du cinéma puisque le personnage en question n’est autre que GW Pabst, excusez du peu, et la situation : son étrange décision de rentrer en Autriche en 1939 à quelques jours de la déclaration de guerre. Le croisement entre une vie, une œuvre et un contexte historique extra-ordinaire ne suffit sûrement pas à faire un bon livre, mais décidément Kehlman est un conteur hors pair qui vous emballe ça dans des boites gigognes lui permettant de tenir l’intéret en éveil jusqu’au bout, non sans se payer le luxe en passant de réinventer un film disparu et de surprendre son lecteur par des coups de théatre ni trop absurdes ni trop convenus.
Je ne vous dis pas adieu... (1973)
Triste, solitario y final
Sortie : 1978 (France). Roman
livre de Osvaldo Soriano
Chaiev a mis 4/10.
Annotation :
Un roman arhentin qui ne se passe pas en Argentine, mais à Hollywood, qui plus est pour mettre en scène une rencontre improbable entre Marlowe et Soriano lui-même, à la recherche de Stan Laurel. Voilà qui promet du joli foutraque mélangeant imaginaire et réalité comme savent si bien le faire les Argentins, dans un décor bigger than life, pour des péripéties folles dignes des plus grands slapsticks ?
Ouais ben non, c’est un ratage absolu et désespérant, ça tourne en rond, ça ne va nulle part, c’est la même situation répétés 30 fois, les clins d’œils sont lourdingues et les personnages totalement horripilants. Pire qu’un mauvais film de Laurel et Hardy, c’est dire...
Le Bonheur pauvre rengaine (2013)
Sortie : 17 août 2013. Roman
livre de Sylvain Pattieu
Chaiev a mis 5/10.
Annotation :
Marseille, les années 20, la Pègre, les illusions des unes, les désillusions des autres, tout ça était des plus alléchant. Mais ça reste totalement lettre morte, ça ne fonctionne pas du tout. Ok, la fiction est censée pouvoir remplir les interstices, le roman venir combler les blancs, redonner de l’épaisseur aux fantôme qui n’ont pas la chance d’avoir laissé plus de traces que quelques lignes dans la rubrique des faits divers, n’empêche pour que la sauce prenne il faut un minimum de tour de main. Mettre tout dans la casserole et fermer le couvercle, sans remuer et sans allumer le feu en dessous, ben ça marche pas. Plat, poussif et pas inspiré, même le truc de changer de narrateur régulièrement, ça marche pas à tous les coups hein, bien au contraire ! Bref, une grosse déception.
Les Taupes
Los topos
Sortie : 26 août 2010 (France). Roman
livre de Félix Bruzzone
Chaiev a mis 7/10.
Annotation :
Pour continuer sur le principe évoqué précédemment au sujet des romans argentins contemporains, et du défi que représente la décision d’écrire encore et encore sur les conséquences de la dictature, on a avec les Taupes une nouvelles variations,qui croisent de façon assez inattendue, mais très intéressante, l’autre grand thème phare de cette littérature depuis une dizaine d’année:la transidentité. Je ne veux pas trop déflorer la façon dont les deux s’hybrident ici, mais il s’agit une nouvelle fois d’un jeu troublant entre phantasme et traumatisme, imaginaire et séquelles, héritage et terreur, avec un narrateur qui se débat comme il peut avec une histoire familiale qui le dépasse et pourtant le (dé)construit, et qui le pousse au plus loin dans la perte de repère, psychologique comme géographique.
Laïcité (2023)
Sortie : 5 octobre 2023. Essai, Culture & société
livre de Stéphanie Hennette-Vauchez
Chaiev a mis 8/10.
Annotation :
Texte très court (l’équivalent d’un article un peu fouillé) et qui va doit au but – c’est le principe de cette très salutaire collection d’Anamosa, tenter de remettre à l’endroit des notions qui ont été volontairement tordues et dévoyées à des fins de pure instrumentalisation. Où comment changer le sens des mots pour tripatouiller en toute bonnes conscience et mauvaise foi la réalité.
Le propos de Hennette Vauchez, prof de droit, est clair et percutant. Pas d’effet de manche, pas de grande théorie, juste l’énoncé des faits (des méfaits) qui ont poussé petit à petit des gouvernements iniques à instaurer un racisme d’état sous couvert de légalisme républicain. On en viendrait presque à espérer que le livre ne soit jamais traduit, tant on le referme avec la honte d’être Français.
Le Cœur pur (1929)
The True Heart
Sortie : 1989 (France). Roman
livre de Sylvia Townsend Warner
Chaiev a mis 8/10.
Annotation :
Au départ, le principe de transposer le conte d’Apulée sur les amours de Psyché et Cupidon dans l 'Angleterre du XIXe siècle (après les tentatives plus ou moins heureuses de La Fontaine sous Louis XIV) fait un peu peur. Mais c’est sans compter l’incroyable style de Townsend Warner, qui semble-t-il pourrait réécrire le botin sans être ni vaine ni ennuyeuse. A vrai dire, on oublie finalement assez vite de tirer des parallèles entre les épisodes mythologique et les aventures picaresques de cette pauvre Sukey, qu’un amour pur et absurde dirige à travers tout l’Angleterre victorienne. Peut-être l’autrice n'a-t-elle choisi une contrainte aussi insolite que pour démontrer que rien ne pouvait empêcher chez elle la verve du propos et la profondeur de l’émotion. Ou pour une autre raison. Ou pour aucune. Il ne faut que quelques pages pour oublier tout ça, et profiter de cette plume alerte et inspirée, sans autre arrière-pensée que le plaisir pur de la lecture.
« Peut-être était-ce l'obligation de ne dire du mal de personne qui avait fait de Zeph un homme taciturne. On devait se montrer circonspect, le mal vous échappe si vite ; alors, peut-être, un jour, l'idée vous venait que la tactique la plus sûre et la plus simple était de ne rien dire du tout. »
L'Expérience Giono
Récit
livre de Jean-Luc Sahagian
Chaiev a mis 5/10.
Annotation :
Ok donc comme Jean-Luc aime beaucoup Giono, il a très envie de raconter son expérience de vie collective pendant les années du Contadour, surtout que lui aussi, Jean-Luc, a vécu une expérience analogue dans un village des Cévennes. Ouais bon le hic c’est que non seulement Magnan l’a déjà raconté, mais qu’en plus Magnan l’a vécu en direct, lui. Forcément du coup il ne reste pas grand-chose à raconter sur le Contadour. A la limite si Jean-Luc en profitait pour raconter son expérience dans les Cévennes au moins on apprendrait quelque chose sur Jean-Luc à défaut d’apprendre quelque chose sur Giono, ou sur Magnan. Mais non en fait, cette veine là est très peu creusée, l’auteur préférant ne rien creuser du tout, empiler quelques considérations ennuyeuses, et attendre que le nombre règlementaire de pages soient écoulés pour mettre un point final à ce récit très inutile. Bon.
Purgatoire (2008)
Purgatorio
Sortie : 31 mars 2011 (France). Roman
livre de Tomás Eloy Martínez
Chaiev a mis 8/10.
Annotation :
Roman après roman, les auteurs et autrices argentin-es n’en finissent pas de remettre sur le métier les traumatismes liés à la sordide dictature de 1976. D’aucuns pourraient considérer que le thème est un peu trop circonscrit pour ne pas devenir répétitif, mais en fait ce risque se transforme plutôt en richesse supplémentaire, puisque une gageure apparaît au fur et à mesure que les années passent : comment raconter son trauma en se démarquant, comment faire pour ne pas faire comme ceux et celles d’avant. Bon ça tombe bien, la littérature argentine ayant toujours été particulièrement à la pointe en terme d’innovation stylistique et narrative. Ici donc, Eloy Martínez opte pour une temporalité éclatée, où toutes frontières devient particulièrement poreuse. Entre aires géographiques, entre passé et présent, entre réalité et fantasmes, souvenirs et cauchemars, fiction et témoignage. Plutôt que d’opter pour la plainte et le ressentiment, il préfère plonger son héroïne dans un flou ambivalent, où les détails sont d’autant plus acérés que l’image générale se fait fuyante. Poésie cruelle de la cicatrice, qui en s’effaçant se renforce et en se montrant ne fait qu’occulter toujours un peu plus l’accident.
« Emilia paraissait anxieuse de se livrer, mais à ce moment-là elle avait plus de questions que d’histoires et plus de désirs que de questions. Ses désirs, pourtant, étaient impossibles à atteindre, ou bien elle les avait peut-être déjà atteints à son insu. Rien n’est plus terrible que désirer ce que l’on a en croyant qu’on ne l’aura jamais. »
Sarn (1924)
Precious Bane
Sortie : 1924.
livre de Mary Webb
Chaiev a mis 8/10.
Annotation :
Webb a un peu disparu de nos radars, avouons-le, même si dans les années 20 elle jouissait d’une certaine notoriété des deux côtés de la Manche. Il faut dire aussi qu’elle eut une carrière éclair (entre 1917 et 1924) avant que la maladie ne l’emporte à 46 ans. Sarn est le dernier de ses cinq romans, et le titre français renvoie à la fois au nom de famille de l’héroïne et au nom de l’étang près duquel elle vit avec sa mère et son frère. Cet ancrage à la terre, à l’environnement, ce continuum entre paysages et personnes est caractéristique du style assez particulier de l’écrivaine. On pourrait presque se croire dans un roman de Hardy, n’était le mode de narration diamétralement opposé. Point de regard surplombant, point de recul, ici c’est l’héroïne elle-même qui nous présente son histoire, elle la paysanne qui a eu la chance d’apprendre à lire et à écrire grâce à un voisin que tout le monde accuse de sorcellerie. On est donc plongé dans un quotidien à la fois âpre et foisonnant, cruel et merveilleux, sans aucune médiation. Et Webb tient cette ligne tout du long, avec un très grande naturel. De tout voir à travers les yeux de Prue permet de rendre au plus près l’indicible et les mystère du monde, là où la nature semble transcender les catégories, morales ou psychologiques, des êtres humains. Monde mêlé que le titre original résume particulièrement bien : un si précieux fléau.
Le Dernier Été en ville (1973)
L'ultima estate in città
Sortie : 4 février 2021 (France). Roman
livre de Giancarlo Calligarich
Chaiev a mis 7/10.
Annotation :
Rome, années soixante. Le monde de la télé, des journaux, les étudiantes volages, les garçons trop sensibles et romantiques. La nuit, les cafés, le farniente qui flirte avec l’ennui, l’ennui avec le vide, le vide avec le vertige. Ah forcément, c’est tellement cinématographique, tellement chargé d’images et de sons, que Calligarich n’a plus grand-chose à faire pour que l’imagination de ses lecteurs et lectrices vagabonde. Un peu comme ces livres d’enfants en trois dimensions, qui se transforment en décor jaillissant au moment où on tourne un page. Mais néanmoins, l’auteur ne se laisse pas non plus complètement submerger par ce contexte sur référencé, il en joue, il s’en distancie par moment, il s’offre le luxe de nager à contre courant, notamment en confiant la voix narrative à son personnage principal, qui a mesure que le livre avance, se transforme de désabusé en écorché.
« Mais c’est toujours pareil, si on est ce que l’on est, ce n’est pas grâce aux personnes que l’on a rencontrées mais à celles que l’on a quittées. »
L'Affaire Moro (1978)
Sortie : 1978 (France). Essai
livre de Leonardo Sciascia
Chaiev a mis 9/10.
Annotation :
Le livre a beau ne faire qu’à peine 150 pages, on ne sait où donner de la tête, on ne sait ce qui mérite le plus d’éloge : la finesse de vue de Leonardo (qui écrit cette analyse d’un évènement si complexe à peine trois mois après les faits), sa puissance humaniste, son humour corrosif, sa tendresse et sa rage mêlée, son style toujours aussi parfait. Bien sûr, la question est rhétorique, il n’y a pas besoin de choisir, mais c’est comme dans les boites de chocolats où tout est tellement bon qu’en quelques minutes on se rend compte qu’on a tout vidé sans même faire attention à chaque merveille proposée.
« "En exécutant" : gérondif présent du verbe exécuter. Un présent dilatable. Et on préfère le dilater vers le futur, vers l’espérance. "Toute notre attention, déclare le directeur du journal démochrétien Il Popolo, est concentrée sur le gérondif."
On peut douter qu’une concentration sur le gérondif ait jamais servi ou puisse jamais servir à sauver une vie : mais, désormais, nous sommes dans le surréel. Plein d’espérance, le gérondif monte comme un ballon à l’hydrogène : flotte entre les directions des Partis, les rédactions des journaux, la radio, la télévision, les conversations des gens. Non pas le gérondif présent du verbe exécuter, mais le mot gérondif. Un bon tiers de la population italienne se demande ce qu’est ce gérondif à quoi l’on s’en remet pour sauver la vie de Moro. Serait-ce un synonyme d’intérmédiaire ? Serait-ce un organisme d’une autorité morale supérieure à celle du pape ? Serait-ce un corps de police spécial, particulièrement entrainé et équipé pour des actions d’un risque extrême et d’une extrême précision ? Serait-ce le nom d’une personne qui a un certain pouvoir sur les Brigades rouges ?
La vie et la mort d’Aldo Moro - la vie ou la mort - perdent de leur réalité : elles ne sont présentes que dans un gérondif, elles ne sont qu’un gérondif présent. »