poèmes traversant la rue
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créée il y a 4 jours · modifiée il y a 2 joursFernando Pessoa
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POEME EN LIGNE DROITE
Je n’ai jamais connu personne qui se soit fait rosser.
Tous ceux que je connais ont été champions en toute chose.
Et moi, si souvent bas, si souvent porc, si souvent vil,
moi, tant de fois si inexorablement parasite,
inexcusablement sale,
moi, qui tant de fois n’ai pas eu la patience de prendre un bain,
moi, qui tant de fois ai été ridicule, absurde,
qui me suis tant de fois entortillé les pieds dans les tapis de l’étiquette ;
qui ai été grotesque, mesquin, soumis et arrogant,
qui ai subi des affronts et me suis tu,
qui, lorsque je ne me suis pas tu, ai été encore plus ridicule ;
moi, dont les bonnes d’hôtel se sont gaussées ;
moi, qui ai senti les clignements d’yeux des portefaix,
moi, qui me suis adonné à de basses manœuvres financières, qui ai emprunté sans rembourser,
moi qui, venue l’heure du coup de poing, ai esquivé
toute possibilité de coup de poing ;
moi, qui ai souffert l’angoisse des petites choses ridicules,
je constate qu’en tout cela je n’ai pas de pair en ce monde.
Tous les gens que je connais et qui m’adressent la parole
n’ont jamais commis un acte ridicule, n’ont jamais subi d’affront,
n’ont été que des princes — princes tous et chacun — dans la vie…
Que ne puis-je entendre de quelqu’un la voix humaine
confesser, non un péché, mais une infamie ;
conter, non une violence, mais une lâcheté !
Non, ils sont tous l’Idéal, à les entendre me parler.
Qui y a-t-il en ce vaste monde qui m’avoue avoir été vil une fois ?
Ô princes, mes frères,
j’en ai par-dessus la tête de demi-dieux !
Où donc y a-t-il des gens moyens en ce monde ?
Je suis donc seul à être vil et dans l’erreur sur cette terre ?
Les femmes auront pu ne pas les aimer,
ils auront pu être trahis — mais ridicules, jamais !
Et moi, qui ai été ridicule sans avoir été trahi,
comment saurais-je parler à mes supérieurs sans bégayer ?
Moi qui ai été vil, littéralement vil,
vil au sens mesquin et infâme de la vilenie.
Fernando Pessoa, Poésies d’Alvaro de Campos traduit du portugais par Armand Guibert. Editions Gallimard 1968
Raymond Carver
Annotation :
A L’ÉCOUTE
C’était une nuit comme les autres. Dénuée
de tout sauf de mémoire. Il pensa
être passé de l’autre côté des choses.
Mais non. Il lut un peu,
écouta la radio. Regarda un moment
par la fenêtre. Puis monta. Au lit,
il réalisa que la radio était restée allumée.
Mais ferma les yeux malgré tout.
Au plus profond de la nuit,
alors que la maison filait à l’ouest, il se réveilla
avec des voix qui murmuraient. Et se figea.
Alors il comprit que c’était seulement la radio.
Il se leva et descendit. Il devait
pisser de toute façon. Une pluie fine
tombait désormais dehors. À la radio,
les voix s’évanouirent et réapparurent,
comme si elles revenaient de loin. Ce n’était plus
la même station. La voix d’un homme
dit quelque chose à propos de Borodine,
et de son opéra Prince Igor. La femme
à qui il s’adressait acquiesça, et rit.
Commença à raconter un peu l’histoire.
La main de l’homme s’écarta de l’interrupteur.
Une fois de plus il se trouvait en présence
du mystère. Pluie. Rires. Histoire.
Art. L’hégémonie de la mort.
Il se tint là, debout, écoutant.
Francis Dannemark
Annotation :
Tant de mots et tant de phrases pour tant d’histoires qu’on se raconte
à voix basse ou sur place, tant de sages mensonges qu’on s’invente, tant de scénarios savamment conçus, de plans pensés au millimètre.
Et toutes ces histoires, disais-je, parce qu’on ne veut plus tomber, parce que ce n,est pas le moment, tant d’histoires pour se protéger de qui, de quoi, pour garder les démons à la cave et l’amour au grenier.
Alors compose des poèmes, dit-elle,
écris des histoires mais ne t’en raconte pas, et pour le reste, ne pense à rien,
écoute ton cœur qui bat, il connaît le chemin comme un cheval de Troi
Patrick Laupin
Annotation :
C'était une façon d'accomplir une prière valide, un
bien, quelque chose qui sauve et rende le goût âpre
d'exister. Qui rétablisse le contact. L'équilibre. Je
voulais être capable de changer quelque chose de
simple dans ma vie quotidienne. Faire un geste
qui amène à vivre et à aimer autrement. Un geste
qui ait la saveur de l'écorce et la chair de l'aubier.
Mais je n'ai jamais bien su écrire ces jours de
détresse et de disette morale, matérielle, où je
m'essayais au poème pour apprivoiser ma solitude.
Bien maladroit quand même. Les jours passent
et le seul fait poignant reste que chaque année, à
la même date, en fin de saison, je pose bouquets,
fleurs, genets et brindilles de bruyères, sur la
tombe de mes parents.
Wislawa Szymborska
Annotation :
...
Pour le Proust, à la librairie, te donnent pas de télécommande, pas moyen de zapper pour un match de football ou un jeu où on gagne des Volvo.
Nous vivons plus longtemps, mais moins scrupuleusement, et en phrases beaucoup plus courtes.
Nous voyageons plus vite, plus souvent et plus loin, et rentrons sans souvenirs, mais avec cartes mémoire..
C’est moi avec mon mec.
Là c’est mon ex je crois.
Et là tout le monde à poil, donc à la plage, mais où.
Sept volumes, pitié.
Y a pas ça en plus court ?
Ou alors, encore mieux, en images ?
Y avait à la télé un truc, Marius, Fanny...
Mais ma belle-sœur me dit que c’est un autre Marcel P.
Et d’ailleurs, entre nous, c’est qui, votre Marcel.
Il a passé sa vie au lit, à gribouiller.
Une feuille après l’autre,
à pied, clopin-clopant.
Et nous , en cinquième vitesse, touchons du bois, bien portants.
Nichita Stanescu
Annotation :
Pour qu’il y ait quelque chose entre nous, quelqu’un d’autre - ou bien moi
même - j’ai baptisé ce que moi-même j’avais fait,
me blessant,
toujours me rapetissant, toujours mourant,
avec des mots dits par mes lèvres.
Et pour la grande douleur, je l’ai dite bleue,
sans plus de raison, ou bien seulement parce qu’ainsi m’ont
souri mes lèvres.
Je te demande, à ton tour, si toi aussi, tu as appelé ainsi une autre douleur, souriant,
et laquelle tu as appelée du même nom…
Oui, c’est sûr, l’élévation que j’ai projetée de mes yeux
comme un javelot sans retour,
tu l’as toi caressée autrement parce que tes mains,
jumelles des miennes, sont absurdes, et il aurait fallu
que nous nous réjouissions de ces mots qui passent
d’une bouche à une autre comme un ruisseau invisible,
parce qu’ils n’existent pas.
Ô, mon ami, comment est ton bleu à toi ?
William Butler Yeats
Auteur
Annotation :
AU BAS DES JARDINS DE SABLES
Au bas des jardins de sables je t'ai rencontrée, mon amour.
Tu passais les jardins de saules d'un pied qui est comme neige.
Tu me dis de prendre l'amour simplement, ainsi que poussent les feuilles,
Mais moi j'étais jeune et fou et n'ai pas voulu te comprendre.
Dans un champs près de la rivière nous nous sommes tenus, mon amour,
Et sur mon épaule penchée tu posas ta main qui est comme neige.
Tu me dis de prendre la vie simplement, comme l'herbe pousse sur la levée,
Mais moi j'étais jeune et fou et depuis lors je te pleure.
John Keats
Annotation :
Je voudrais tant que vous puissiez instiller dans mon coeur un peu de confiance en la nature humaine... Je ne parviens pas à en rassembler même un soupçon; le monde est trop brutal pour moi, je suis heureux qu'il existe un endroit tel que la tombe; je suis persuadé que je ne connaîtrai pas la tranquillité avant d'y reposer.
Quoi qu'il en soit, je vais m'octroyer la satisfaction de ne plus jamais revoir Dilke, Brown ou l'un de leurs amis. Je voudrais être ou bien dans vos bras empli de confiance, ou bien frappé par la foudre.
Emily Dickinson
Annotation :
Je me dis, la terre est brève—
Et l'angoisse —absolue—
Et nombreux —les blessés,
Mais, qu'importe?
Je me dis, nous pourrions mourir—
La meilleure vitalité
Ne peut vaincre la déchéance,
Mais, qu'importe?
Je me dis qu'au ciel—
De toute façon, ce sera égal—
D'après une équation nouvelle—
Mais, qu'importe?
J'étais morte pour la beauté, mais à peine
Etais-je installée dans la tombe
Qu'un autre, mort pour la vérité,
Fut mis dans une chambre à côté—
Doucement il demanda «pourquoi j'étais tombée»;
«Pour la beauté», répondis-je—
«Et moi, pour la vérité, c'est tout un—
Nous sommes frère et sœur», dit-il—
Et ainsi, comme des parents rencontrés la nuit,
Nous parlions d'une chambre à l'autre—
Jusqu'à ce que la mousse atteignît nos lèvres—
Et recouvrît —nos noms—
Mario Luzi
Annotation :
"Parque-village"
Longtemps on parla de toi autour des feux
après les dévotions du soir
dans ces maisons grises où, impassible,
le temps apporte et chasse des visages d'hommes.
Puis la conversation tomba sur un autre et sur ses biens,
ce furent des mariages, des morts, des naissances,
le triste rituel de la vie.
Quelqu'un, un étranger, passa par ici, disparut.
Moi, vieille femme en cette vieille maison,
je couds le passé au présent, je tisse
ensemble ton enfance et celle de ton fils
qui traverse la place avec les hirondelles.
La barque, in Prémices du désert, © Poésie/Gallimard, 2005, p.44
Alejandra Pizarnik
Annotation :
NUIT
Quoi ? toujours ? Entre moi sans cesse et le bonheur !
Gérard de Nerval
Peut-être que cette nuit n’est pas la nuit,
ce doit être un soleil horrible, ou
autre chose, ou n’importe quoi...
Que sais-je ! Manquent les mots,
manque la candeur, manque la poésie
lorsque le sang pleure, pleure !
Je pourrais être si heureuse cette nuit !
Si seulement m’était donné de palper
les ombres, d’entendre des pas,
de dire « bonne nuit » à celui
qui promènerait son chien,
je regarderais la lune, je dirais son
étrange lactescence, je trébucherais
sur des pierres au hasard, comme ça se fait.
Mais il y a quelque chose qui déchire la peau,
une furie aveugle
qui coule dans mes veines.
Je veux sortir ! Cerbère de l’âme :
Laisse, laisse-moi traverser ton sourire !
Je pourrais être si heureuse cette nuit !
Il reste encore des rêveries tardives.
Et tant de livres ! Tant de lumières !
Et mes années si brèves ! Pourquoi pas ?
La mort est loin. Elle ne me regarde pas.
Tant de vie, Seigneur !
Pourquoi tant de vie ?
Breyten Breytenbach
Annotation :
"lune suspendue clairement perdue"
lune suspendue clairement perdue dans le ciel
indigo
sur cette ville où par centaines de milliers
affluent
comme s’ils n’allaient jamais mourir les gens
dans les rues
et je m’interroge
il n’est pas bien loin
mon tour de trépasser dans le chatoiement
d’une gerbe lumineuse dans cette métropole
orpheline
pleine du gai caquetage des portables
et de laissés-pour-compte dans les jardins
publics
ou sur la terre d’origine sous un arbre empli
d’oiseaux
ou ficelé entre les draps comme un couteau dans
le lit
ou sur un balcon quand se cherche l’appel
du berger dans les collines voisines ?
et quel sera le dernier visage
(je me le demande par pure curiosité)
sentirai-je la chaleur de ma main
et le creux où se nichaient les mots
me souviendrai-je de ces vers au crépuscule
soudain
tout était léger comme l’air
comme la vie
comme une tartine sans pain
comme du sang dans la mémoire
va-t-elle s’éteindre la lune
ou s’illuminer d’éclats entre les étoiles
pour fêter le retour au cirque
d’un bouffon parmi les chiens ?
Anne Sexton
Annotation :
JEUNE
Il y a mille portes de cela
alors que j’étais une gamine solitaire
vivant dans une grande maison
avec quatre garages et que c’était l’été,
aussi loin que je me souvienne,
une nuit j’étais couchée dans l’herbe,
les trèfles se ridaient sous mon corps,
les étoiles sages s’incrustaient au-dessus de moi,
la fenêtre de ma mère était un entonnoir
de chaleur jaune s’épuisant,
la fenêtre de mon père, mi-close,
un œil où passent des dormeurs,
et les planches de la maison
étaient aussi lisses et blanches que de la cire
et un million de feuilles peut-être
naviguaient sur leurs tiges étranges
pendant que les grillons stridulaient en chœur
et moi, dans mon corps tout neuf,
qui n’était pas encore celui d’une femme,
je livrais mes problèmes aux étoiles
et croyais que Dieu pouvait vraiment voir
la chaleur et la lueur colorée,
des coudes, des genoux, des rêves, bonne nuit
Paol Keineg
Annotation :
3. J’ai connu le grand et le petit large. Mon grand large n’était pas bien grand, il n’atteindra jamais les dilatations de L’Illiade ou d’une saga islandaise.
En raison de son nez grec, ma femme faisait corps avec le corps enseignant. Il faut savoir que les enseignants, tout en superlatifs, offrent au monde des certitudes variables et en fin de compte se contentent comme nous de regarder le large depuis le rivage.
Mon petit large, tout petit, est celui de passions excellentes qui épuisent. Le plus souvent je ne suis pas l’acteur de ma vie, j’en suis le spectateur. J’ai beau être curieux du futur, je finis dans le futurisme.
Futuriste, j’ai tenté de me jouer du futur, et dans une ville lointaine dépourvue d’artifices je m’étais lancé dans une vaste enquête sur les dessous du romanesque. Quarante après, j’y travaille encore.
Odysseas Elytis
Annotation :
MINUIT PASSE
Minuit passé dans toute ma vie
Comme en une Galaxie appesantie ma tête lourde
Ils dorment, les hommes au visage d’argent ; des saints
Vidés de leurs passions et que sans cesse le vent pousse au loin
Vers le cap du Grand Cygne. Qui a été heureux, qui non,
Et puis ?
Nous terminons tous d’une fin égale restent
De la salive amère et sur ton visage mal rasé
Incisés des caractères grecs en lutte pour s’assembler l’un à l’autre
pour que
Le mot de ta vie, le seul si...
Minuit passé dans toute ma vie
Passent les camions des Pompiers, pour quel incendie,
Personne ne le sait. Dans une chambre de quatre mètres sur cinq
s’est épaissie la fumée. Émergent seulement
La feuille de papier et ma machine à écrire. Les touches,
Dieu les frappe et innombrables montent les tourments
jusqu’au plafond
Proche est l’aube
un instant apparaissent les rivages que bordent
Verticales les montagnes sombres et mauves. Il est vrai semble-t-il que
Je vis pour l’instant où je ne serai plus
Minuit passé dans toute ma vie
Les hommes dorment sur un flanc, l’autre
Béant pour tu voies monter vague
A vague la vie et que tendue soit ta main
Comme du mort à l’instant où on lui prend la première vérité.
Pier Paolo Pasolini
Annotation :
Dans mes yeux, et mes cheveux
en bataille sur le front, toi petite lumière,
insouciante tu rougis mon papier.
Adolescent je me consumais des nuits entières
en compagnie de ta faible lueur, et c'était étrange
d'entendre le vent, les grillons solitaires.
Alors, dans les chambres, la famille
privée de mémoire dormait, et mon frère
restait étendu de l'autre côté de la cloison.
À présent où qu'il soit, toi rouge lumière
sans rien dire, tu illumines, et le grillon
soupire dans les campagnes inanimées;
et ma mère se coiffe au miroir,
ancienne coutume comme ton éclat,
en pensant à son fils sans vie
Philippe Longchamp
Annotation :
Elle s'était fait tirer toute crue
par surprise le portrait. Ça n'avait
pas trop saigné, mais lui restait un trou
sans fond et des souvenirs fracturés.
Elle a sitôt déserté sa photo
de mariage, pris des chemins puis d'autres,
vu du pays, croisé des autochtones
de toutes couleurs, bu des coups, baisé
des joues pas rasées, aimé des vivants,
aimé les longs morts couchés sous des pierres
- un patronyme, un prénom et deux dates
gravés -, tous leurs désirs froissés en boule
dans leurs mains d'os. Elle, la toute crue,
a écouté ces silences. Beaucoup.
Elle, avec son trou sans fond pour mémoire,
bientôt rester là lui a semblé bon,
immobile à écouter les silences,
à les écouter immobile là,
longtemps, calme et debout parmi les pierres.
Corbeaux et mouettes et merles et geais
et des poignées de piafs divers, les hôtes,
faisaient leurs bruits ; faisait aussi le sien
la ville hors les murs. Rien de ça ne va
jusqu'à celle-là tirée toute crue.
Elle écoute et respire le silence,
le goûte aussi et le touche et le voit,
elle debout parmi les allongés
sous leur pierre, elle immobile des mois,
des années. À présent haut bloc de pierre
penché sur sa propre hanche, elle pose
et se repose, cliché noir et blanc
sur fond de vieux mur couvert d'un ciment
grossier. Épreuve en noir et blanc glacé.
Autour sont les tombes et c'est l'hiver.
Chaque hiver elle se pèle les miches,
elle gèle à pierre fendre sur un
socle de marbre noir ; elle immobile
et penchée sur sa hanche ne chancelle
pas. Tirage à bords blancs déchiquetés,
elle, prise tout cru dans l'objectif,
sûr qu'elle se gèle, serrant ses bras
de pierre sur l'épais boa de neige
qui protège son cou, une chapka
de neige couvrant sa tête glacée.
Peut-être au printemps le sang va lui battre
à nouveau, elle aura ses lèvres rouges
et dansera dans nos imaginaires.
István Kemény
Annotation :
"Chanson d'herbivores"
Apprivoisé jusqu'à l'invraisemblable
je vis dans mon troupeau de la Bulgarie à la Normandie,
broute de la liberté sèche
dans une savane illuminée,
et trouve normal d'être chassé.
Je comprends le lion, le léopard,
tolère le crocodile, la hyène.
Lorsque l'on m'ouvre le gosier,
je regarde patiemment, un peu angoissé,
mon sang indigné s'éloigner.
Je ne me plains pas, c'est moi qui l'ai voulu,
c'est plus stable à quatre pattes, l'Europe était une fiction,
et puis la culpabilité et l'attente des barbares,
puis l'autre côté des choses tout le temps,
et les prédateurs ne sont pas heureux eux non plus.
la commission arrive en hélicoptère
la commission s'en va en hélicoptère
plusieurs enquêtes sont en cours dans mon affaire
le soleil se lève seul
le soleil se couche seul.
Pablo Neruda
Annotation :
"Né pour Naître"
L’homme était bon, sûr
Avec sa fourche et sa charrue.
Il n’eut même pas le temps
De rêver pendant qu’il dormait.
Il fut laborieusement pauvre,
Il valait un seul cheval.
Son fils est aujourd’hui très orgueilleux
Et vaut plusieurs automobiles.
Il part avec une bouche de ministre,
Il se promène très sûr de lui
Il a oublié son père campagnard
Et il s’est découvert des ancêtres,
Il pense comme un gros journal,
Il gagne jour et nuit:
Il est important quand il dort.
Les fils du fils sont nombreux
Et se sont mariés il y a longtemps,
Ils ne font rien mais ils dévorent
Ils valent des milliards de souris.
Les fils du fils du fils
Comment vont-ils trouver le monde?
Seront-ils bons ou seront-ils méchants?
Vaudront-ils des mouches ou vaudront-ils du blé?
Toi tu ne veux pas me répondre.
Mais les questions ne meurent pas
Charles Bukowski
Auteur
Annotation :
"L'esprit et le cœur"
« Inexplicablement, nous sommes seuls,
seuls pour toujours,
et il était censé en être
ainsi,
il n'était jamais censé
en être autrement -
et lorsque la lutte à mort
commence,
la dernière chose que je souhaite voir
est
un cercle de visages humains
planant au-dessus de moi -
mieux vaut juste mes vieux amis,
les murs de mon moi,
qu'ils soient seuls là.
J'ai été seul, mais rarement
seul.
J'ai étanché ma soif
à
ma propre source,
et ce vin était bon,
le meilleur que j'aie jamais bu.
Ce soir,
assis
à regarder dans le noir,
je comprends enfin
l'obscurité, la lumière
et tout ce qu'il
y a entre les deux.
La paix de l'esprit et du cœur
arrive
quand on accepte ce qui
est :
étant
nés dans cette
vie étrange,
nous devons accepter
le pari perdu de nos
jours
et prendre une certaine satisfaction dans
le plaisir de
tout laisser
derrière nous.
Ne pleure pas pour moi.
Ne sois pas triste pour moi.
lis
ce que j'ai écrit
puis
oublie
tout.
Bois à la source
de toi-même
et recommence.»
Christian Manon
Annotation :
1. Départ
Venu à Perugia, Ombrie, Italie, en juillet de l'an du Christ 2019,
sur les traces de mes arrière-grands-parents maternels,
à la faveur d'une bourse d'écriture
attribuée par l'Institut français,
en vérité je vous le dis, pendant mon séjour,
j'ai surtout été confronté de façon désastreuse
à la solitude et à l'angoisse face à mes propres turpitudes.
J'avais passé depuis longtemps déjà le mitan de notre âge
et je ne sais pas bien ce que j'espérais trouver
dans ce lointain voyage. J'avais quitté Paris
dans un état d'épuisement et de tension
que je n'avais encore jamais connu auparavant,
après des mois particulièrement difficiles et laborieux.
Je partais pour les enfers, j'emportais tout le mal
que j'avais commis contre moi, contre moi et contre les autres.
Et j'étais arrivé à Perugia passablement éprouvé,
au terme d'un long et pénible périple,
à la suite de nombreuses vicissitudes,
retards de trains, correspondances manquées,
lignes ferroviaires coupées entre la France et l'Italie
en raison d'un éboulement dû aux intempéries.
Blaise Cendrars
Auteur
Annotation :
"Incognito dévoilé"
Voici déjà quelques jours que j'intriguais énormément mes compagnons de table
Ils se demandaient ce que je pouvais bien être
Je parlais bactériologie avec la sommité mondiale
Femmes et boîtes de nuit avec le commandant
Théories kantiennes de la paix avec l'attaché à La Haye
Affaires de fret avec le consul anglais
Paris cinéma musique banque vitalisme aviation
Ce soir à table comme je lui faisais un compliment la femme de la sommité mondiale dit
C'est vrai
Monsieur est poète
Patatras
Elle l’a appris de la femme du jockey qui est en deuxième
Je ne puis pas lui en vouloir car son sourire en forme de
nombril gourmand m’amuse plus que tout au monde
Je voudrais bien savoir comment elle arrive à si bien
plisser un visage grassouillet et rond
Ted Hughes
Annotation :
"Théologie"
Non, le serpent n’a pas
Charmé Ève avec la pomme.
Tout cela est pure et simple
Distorsion des faits.
C’est Adam qui a mangé la pomme.
Puis Ève a mangé Adam
Et le serpent a mangé Ève.
Voilà pour l’histoire intestine.
Après quoi le serpent
Sourire aux lèvres
Pique un somme digestif au Paradis
Pendant que Dieu, en rogne, se tue à appeler
Avrom Sutzkever
Annotation :
paroles
écorchez-moi, dépouillez-moi de mes paroles
c’est de la chair pourrie, je n’en veux plus.
n’en laissez qu’une – une seule parole-âme
pétrie telle une mélodie dans le granit.
je décrocherai le soleil pour écrire mon testament
je serai riche,
riche de l’absence de paroles.
et sur les vagues vivantes, les vagues bleues
je le confierai pour l’emporter au cours de l’eau
(Ghetto de Wilno, 15 mars 1943)
Erri de Luca
Annotation :
TZIGANES UN ÉTÉ
Des baraquements du camp des Tziganes nous voyions les Juifs
colonnes en marche devenir colonnes verticales
de fumée droite vers le ciel, elles étaient légères
elles allaient gonfler les yeux et le nez
de leur Dieu qui regardait.
Nous ne fûmes pas légers.
La cendre des corps des Tziganes
n'arrivait pas à se dresser dans le ciel de haute Silésie.
En plein été nous devînmes de la brume coralline.
La musique jouée et tant chantée nous retenait en bas
autour des feux des campements,
haie d'accordéons et de danses,
la musique inventée tous les soirs du monde
ne nous laissait pas partir.
Nous qui jouions sans partition, nous fûmes enfermés
derrière les lignes de la portée en fil barbelé.
Nous Tziganes d'Europe, de cendre lourde
sans destination d'outre vie
par aucun Dieu appelés à témoigner
étrangers par instinct au sacrifice
nous brûlâmes sans l'odeur de la sainteté
sans résidus organiques d'une pitié suivante,
nous brûlâmes tout entiers, guitares aux cordes de boyau.
Edith Msika
Annotation :
::adopter un point de vue
l'adoption d'un point de vue obéit à des règles nombreuses -
avant de l'adopter, le point de vue est couvé dans une couveuse
de points de vue, tous plus ou moins équivalents -
ou qui se présentent comme tels -
aucun petit bonnet de couleur pour les distinguer -
le point de vue est indispensable pour circuler dans la vie
courante-
même si on ne court pas on en a besoin -
on peut vivre sans, mais plus difficilement –
le point de vue se caractérise par une complexité de structure :
un, le point -
deux, de vue -
le point de vue suppose la hauteur, bien que la hauteur de vue, elle,
ne soit pas directement corrélée au point -
de nombreux points de vue sont dépourvus de hauteur de vue -
le point de vue avec hauteur de vue est en option –
l'adoption d'un point de vue est un long processus -
tellement long qu'on n'en voit jamais le bout -
adopter un point de vue c'est forcément se dérouter -
voire perdre le fil -
quand le point de vue est adopté, un rien peut le faire chanceler -
l'adoption d'un point de vue requiert une infinie patience :
faire antichambre, attendre que le chambellan ouvre la porte -
s'il l'ouvre -
s'il ne l'ouvre pas, risque de demeurer à vie dans l'antichambre,
sans adopter aucun point de vue -
ou bien, la porte s'ouvrant, bousculade de points de vue désireux
de se faire adopter : submersion, asphyxie, décès -
la nuit, c'est parfois plus simple, la nuit, le point de vue peut
scintiller-
mais inquiéter (surtout s'il se déplace en canard) -
un point de vue menaçant est un point de vue qui déborde
l'adoption -
ce point de vue n'est pas le tien -
tu le congédies, tu te détournes, tu fais semblant de ne pas être
l'adoptant.