Cover Takashi Miike, la déchéance urbaine

Takashi Miike, la déchéance urbaine

Pour l'instant trop limitée, ma vision de Miike se gardera des panégyriques et des louanges excessives pour ce que, à ce jour, elle ne se base que sur peu d'échantillons parmi la fourmillante carrière du réalisateur nippon. Je dirai toutefois que la nausée distillée dans ses films, symptôme de la ...

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5 films

créee il y a plus de 2 ans · modifiée il y a plus de 2 ans

Audition
6.8

Audition (1999)

Ôdishon

1 h 55 min. Sortie : 6 mars 2002 (France). Épouvante-Horreur, Thriller

Film de Takashi Miike

Émile Frève a mis 8/10.

Annotation :

Si les commencements de l’œuvre développent – à une cadence étrangement cérémonieuse, excessivement lente – un constat sur la solitude populaire, l’ennui existentiel et la dépersonnalisation sociétale (les candidates de l’audition sont déshumanisées au point d’être réduites à la seule fonction de potentielles épouses tandis que les autres personnages féminins du récit sont froidement ignorés); la réalisation rompt peu à peu avec l’immobilisme naturaliste instauré, sorte de trompe-l’œil scénaristique, et glisse imperceptiblement vers la fantasmagorie cauchemardesque, songe déréalisé peuplé de visions fantomatiques, de repoussantes impressions et de cinglantes douleurs. Miike sculpte la descente surréaliste qu’est Audition à coups d’artifices simples et économes; l’usuelle surabondance stylistique du metteur en scène nippon s’est métamorphosée en patiente exécution, concentrant plutôt l’horreur au sein de la structure narrative et évitant de l’imposer visuellement. Objet pornographique (mais faisant preuve d’une délicatesse extrême dans le traitement formel), sadique et voyeuriste, Audition raconte l’obscénité urbaine et les malsaines ramifications qui la prolongent (torture, viol, pédophilie, machisme, fétichisme) à travers Asami, protagoniste tour à tour magnétique et terrifiante, véritable incarnation des traumatismes féminins (ses momentanés changements physiques tendent autant à brouiller les délimitations de la réalité qu’à signifier l’universalité – féminine, évidemment – de ses expériences). S’adjoint aux développements scénaristiques une virtuosité cinématographique épatante qui transmue méticuleusement le ton de l’œuvre. Le maniement des irrégularités narratives (s’apparentant à des trous volontaires) égare le spectateur dans le passage entre réel et imaginaire, les ruptures grammaticales (des champ-contre champ insolites) distillent le mystère, la photographie dominée par de somptueuses teintes d’ocre ainsi que l’éclairage crépusculaire conçoivent des tableaux à l’onirisme fabuleux : les prouesses regorgent, mais c’est la maîtrise scénographique de Miike qui prévaut. Avec ses subtils (dé)cadrages, son choix ingénieux des angles et positionnements de la caméra et sa tendance à discrètement intervenir au sein du cadre, le réalisateur achève le bal anxiogène et confirme, dans un classicisme à mi-chemin entre giallo et found footage, la beauté indéniable de ses créations, derrière leur apparente morbidité nonsensique.

Visitor Q
6.4

Visitor Q (2001)

Bijitâ Q

1 h 24 min. Sortie : 23 octobre 2002 (France). Comédie, Drame, Épouvante-Horreur

Film de Takashi Miike

Émile Frève a mis 7/10.

Annotation :

De la vertigineuse entrée en scène où un montage échevelé, saccadé alterne entre ce qui semble être l’extrait d’une réalité excessivement tangible et des cadres réfléchis qui confirment la présence artistique derrière l’obscénité de l’objet, jusqu’aux derniers photogrammes, marqués par les péripéties malsaines d’une épopée œdipienne, Visitor Q ne cesse jamais de repousser les frontières de l’acceptable. En cela, sa démarche est totale, majestueuse, triomphante. Dès les premiers instants – alors que les réactions d’un père de famille tanguent du désir bestial amoral vers une criante culpabilité bienpensante –, le récit dénote un intérêt pour la dualité humaine; au cœur de cet univers – parabole virulente d’une modernité dévergondée –, les personnages sont à la fois victimes et tortionnaires, ils infligent ce qu’ils reçoivent et acceptent leur sort avec une veulerie résignée. La violence indiffère, le meurtre ennuie, l’intimidation est normalisée. Mais dans ce crescendo incessant d’agressivité – gravitant autour d’une figure maternelle déchue et honteuse – aboutit le propos qui, patent depuis l’ouverture, découvre lentement ses ramifications. Ainsi, conséquences directes de la pétrification émotionnelle du mode de vie urbain, surgissent la banalisation de la violence, la déformation de l’image corporelle des femmes – devenues créatures abstraites qui parviendront éventuellement à redécouvrir leur morphologie –, la fascination sociétale face à la cruauté des êtres humains et la spectacularisation de la violence. Excellant au jeu elliptique de la désorientation scénaristique, Miike brouille et distord, en usant magistralement de la mise en abyme (parfois sur plusieurs échelles : le film, inexistant, que s’évertue à mettre en scène le père; les images du caméscope; les images du film), la réalité et la fiction. Les bruitages et le décor sonore trahissent la facticité du film, tandis que les visions crues des meurtres rappellent la vérité brutale des évènements; la réalité se métamorphose en divertissement, et l’originel divertissement n'est plus que comparatif prouvant la véracité des images brutes par l’artificialité de son exécution. L’expérience s’apparente à une sanguinolente catharsis qui, à travers la mise en scène – abolissant la notion de propriété privée à l’aide de ses nombreuses fissures environnementales –, dresse un portrait noir des existences humaines qui déguisent leur sadisme en hédonisme. Brillant.

La Mélodie du malheur
6.6

La Mélodie du malheur (2001)

Katakuri-ke no kôfuku

1 h 53 min. Sortie : 31 octobre 2001 (Japon). Comédie, Épouvante-Horreur, Comédie musicale

Film de Takashi Miike

Émile Frève a mis 7/10.

Annotation :

En établissant rapidement les bases d’un récit présentant une famille en apparence heureuse, harmonieuse et accomplie (à laquelle répondent les visions, en arrière-plan, de magnifiques paysages montagneux, de ceux qu’on retrouve sur les cartes postales), Miike sème les semences de son extravagante critique sociale, dénonçant à coups d’artifices ironiques le mythe de la symétrique structure familiale, reflet parfait de la réussite matérialiste. Dévoilant un univers esthétique profondément décomplexé, le réalisateur dynamite autant l’homogénéité visuelle imposée par les carcans du septième art que les concepts véhiculés par la société moderne; les incrustations grossières abondent, les effets spéciaux dénaturent l’image déjà surexposée et le montage enchaîne les ruptures narratives saccadées, tandis que le scénario révèle les déséquilibres malsains de la société japonaise : béatitude amoureuse, cupidité immorale, escroqueries et usurpations arrivistes, normalisation de la pédophilie, etc. Au genre qu’il adopte (celui de la comédie musicale), Miike subvertit les codes et caractéristiques formelles, déforme l’essence des apartés chantés en les exagérant et s’attaque à la facticité du bien-être conformiste. L’excentricité dont témoigne cet objet artistique mêlant brillamment prise de vues réelles et animation en pâte à modeler affirme l’usuelle unicité du metteur en scène nippon qui n’a de cesse – ici comme ailleurs – de dissoudre avec son humour caustique le mode de vie conventionnel hérité du règne publicitaire; son œuvre, en tout point similaire dans sa forme à la surabondance visuelle propres aux publicités, est une savoureuse satire parodiant adroitement les maux sociétaux qu’elle s’attèle à mettre à nu.

Gozu
6.7

Gozu (2004)

Gokudô kyôfu dai-gekijô: Gozu

2 h 09 min. Sortie : 14 juillet 2004 (France). Épouvante-Horreur, Thriller

Film de Takashi Miike

Émile Frève a mis 8/10.

Annotation :

Singulier objet artistique à la lisière de la morbidité pornographique, Gozu base son récit sur l’absurde nonsensique de son réalisateur, absurde où se précipitent à une vitesse folle les ruptures de logique, les codes se dynamitant à mesure qu’ils sont définis. Conduit par l’errance désorientée du protagoniste, le récit s’apparente à une plongée dans les dédales kafkaïens de l’urbanité empoussiérée et nauséabonde, peuplée de personnages nauséeux (véritables enfants de la déshumanisation citadine), transportant un vertige comportemental déstabilisant. Le style de l’œuvre, qui tangue entre thriller néo-noir et burlesque satirique, adopte un ton dissimulant l’acidité du propos derrière la désinvolture de son exécution. La déchéance sociétale est déshabillée à travers le chaos en apparence désordonné qu’orchestre brillamment Miike et qui dénonce fétichismes, brutalités, masques sociaux et perversion sexuelle. Angles de caméra inventifs, mise en scène unique, ambiance esthétique protéiforme : fascinant est de constater avec quelle irrévérence le réalisateur nippon détricote les codes et délimitations de l’art cinématographique, avec quel irrespect désopilant il subvertit tout à la fois les figures archétypales du road movie, l’atmosphère électrisante du western et le sérieux desséché du film de gangsters. Mais c’est le désir qui sera ultimement le thème le plus longuement et parcimonieusement exploré; instigateur des hallucinantes péripéties de Gozu, le désir charnel, doublé d’une présentation décomplexée de la fluidité de genre et de l’émancipation sexuelle, irrigue les comportements (il affranchit les barrières morales et idéologiques de l’être humain – propos brillant que soutient Miike sans emphase ni redite), déforme la perception de chacun et provoque de terrifiantes mutations sexuelles, achevant le long métrage sur une séquence horrifique directement héritée du body horror viscéral de David Cronenberg. En fin de parcours, on en revient à la scène d’ouverture, prophétique, où violemment, un yakuza névrosé massacrait le corps frêle d’un minuscule chien : il en aura été de même à l’égard des conventions, défigurées par la causticité allègre du regard du metteur en scène. Succulent.

Sun Scarred
7

Sun Scarred (2006)

Taiyô no kizu

1 h 57 min. Sortie : 16 septembre 2006 (Japon). Action, Policier, Drame

Film de Takashi Miike

Émile Frève a mis 6/10.

Annotation :

Dans Sun Scarred, l’âcre critique sociétale reste inchangée et les thèmes articulés ne font que solidifier et accentuer certains phénomènes que Miike avait pu auparavant dessiner en second plan : l’adolescence des milieux urbains possédée par un sadisme aux pulsions dévastatrices, l’obsession vengeresse des êtres humains qui doivent, afin d’obtenir rédemption, infliger le même châtiment qui leur a été réservé, la dislocation familiale, la solitude des espaces denses. Autour des leitmotivs du metteur en scène nippon – auxquels s’ajoute une virulente attaque à l’endroit des organisations policière, judiciaire et carcérale, caractérisées par leur manque de jugement constant et leur impassibilité face aux drames humains –, un protagoniste gravite; doté d’un entêtement olympien et d’une maladresse probante, il entamera une poursuite erratique et désordonnée dans l’optique de venger sa famille en imposant sa loi du talion. Mais l’habituel désamorçage humoristique entrepris par le réalisateur à travers l’incongruité des développements scénaristiques a migré vers une pesanteur narrative qui donne lieu à une toute nouvelle tonalité. L’image est brutale, repoussante, indigeste; elle est le reflet du propos et n’use que rarement d’artifices stylistiques – hormis le passage de la couleur au monochrome, et inversement, orchestré dans l’unique but de ponctuer les moments charnières et de dynamiser le récit. C’est que la violence qui émane de Sun Scarred est insoutenable et délivre une affreuse peinture du Japon où, entre manipulations médiatiques, perversion juvénile et commercialisation des armes à feu, les êtres humains chutent peu à peu dans la déchéance moderne. Si la lenteur tranche et alourdit une histoire affaiblie par sa laideur photographique, force est de constater que la violence exposée crûment expédie sans détour, avec une impeccable exécution, le message limpide et terrassant de son auteur.

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