Cover Words (2024)

Liste de

19 livres

créee il y a 5 mois · modifiée il y a 12 jours

Paroles
7.9

Paroles (1946)

Sortie : 1946 (France). Poésie

livre de Jacques Prévert

Paul_ a mis 6/10.

Annotation :

La Ferme des animaux. Mis à part quelques courts poèmes charmants, j'ai peu goûté cette poésie soit trop engagée, soit trop minimaliste et trop enfantine pour moi. Il y a un côté « la guerre c'est moche, l'amour c'est beau » que j'ai trouvé un peu facile, tout comme certaines images surréalistes (Prévert est un spécialiste des zeugmas) qui font sourire mais qui ne laissent pas une empreinte indélébile. Peut-être parce que la vision du monde du poète n'est pas renversante.

.........

« ALICANTE

Une orange sur la table
Ta robe sur le tapis
Et toi dans mon lit
Doux présent du présent
Fraîcheur de la nuit
Chaleur de ma vie. »

Éloge de l'ombre
8

Éloge de l'ombre (1933)

Sortie : 1933 (France). Essai

livre de Junichirō Tanizaki

Paul_ a mis 8/10.

Annotation :

Vive les traités d'esthétique, on n'en lit pas assez. On dirait un livre écrit par un Occidental (L'Empire des signes ?) : comment fait-il pour avoir un tel recul, une telle clairvoyance sur sa propre culture ? En plus la traduction est exceptionnelle et rend avec rigueur et grâce ce voyage à travers l'ombre des ors, peaux et habitations. Court chef-d'œuvre indispensable pour mieux comprendre l'histoire et la culture japonaises, et pour nourrir toujours l'exigence d'un art obscur et complexe.

.........

« Pour moi, j'aimerais tenter de faire revivre, dans le domaine de la littérature au moins, cet univers d'ombre que nous sommes en train de dissiper. J'aimerais élargir l'auvent de cet édifice qui a nom "littérature", en obscurcir les murs, plonger dans l'ombre ce qui est trop visible, et en dépouiller l'intérieur de tout ornement superflu. »

Les Trophées
7.3

Les Trophées (1893)

Sortie : 1893 (France). Poésie

livre de José-Maria de Heredia

Paul_ a mis 8/10.

Annotation :

Je surnote sans doute mais c'est trop ma came, ma camée même, pour que je puisse bouder mon plaisir. C'est toujours troublant comme on imite sans le savoir les auteurs « faits pour nous » avant même de les rencontrer : j'avais ainsi écrit il y a quelques années un sonnet intitulé « La Mort du Sphinx » qui aurait très bien pu figurer, pour la forme, le sujet, le style – le talent en moins évidemment – dans le recueil d'Heredia. Voilà donc tout ce que j'aime en poésie : la contrainte du sonnet, la précision du style, la force des images, la densité narrative, la mythologie personnelle et cette nostalgie très XIXème, très nervalienne de la mort des dieux. Le poète cubain fait donc sa propre Légende des siècles, pompe allègrement à la fois son maître Leconte de Lisle, Baudelaire et les tableaux de Gustave Moreau, ce dernier modèle donnant à ses poèmes ce côté statique, moins sensuel que chez les symbolistes. Et c'est vrai que passé l'émerveillement de la découverte de ces harmonies imitatives et de ces jeux de lumière, on se lasse un peu de ces exercices d'érudition qui, dans les pièces les plus faibles, donnent lieu à ces béquilles faciles, rimes forcées et formules passe-partout que Boileau honnissait. Mais le cycle sur Hercule ou celui sur les Conquérants offrent un plaisir de lecture délectable, aussi grâce au passionnant et limpide appareil de notes qui défriche pas mal le terrain.

Poèmes préférés : « Nessus », « La Centauresse », « Fuite de Centaures », « Antoine et Cléopâtre », « Vitrail », « Sur le Livre des Amours de Pierre de Ronsard », « Au Tragédien E. Rossi ».

.........

« ANTOINE ET CLÉOPÂTRE

Tous deux ils regardaient, de la haute terrasse,
L'Égypte s'endormir sous un ciel étouffant
Et le Fleuve, à travers le Delta noir qu'il fend,
Vers Bubaste ou Saïs rouler son onde grasse.

Et le Romain sentait sous sa lourde cuirasse,
Soldat captif berçant le sommeil d'un enfant,
Ployer et défaillir sur son cœur triomphant
Le corps voluptueux que son étreinte embrasse.

Tournant sa tête pâle entre ses cheveux bruns
Vers celui qu'enivraient d'invincibles parfums,
Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires ;

Et sur elle courbé, l'ardent Imperator
Vit dans ses larges yeux étoilés de points d'or
Toute une mer immense où fuyaient des galères. »

La Disparition
7.1

La Disparition (1969)

Sortie : 1969 (France). Roman

livre de Georges Perec

Paul_ a mis 7/10.

Annotation :

Finalement la réputation d'exercice de style incroyable du livre le dessert un peu : on croit le connaître sans l'avoir lu, on en repousse la lecture par peur de tomber sur un os. Nouvelle insulte à Perec qui, évidemment, arrive à rendre tout ça plus que lisible. Les premières pages sont un choc, on dirait du Mallarmé, et on ne peut s'empêcher de noter toutes les compensations syntaxiques, lexicales et stylistiques : masculin, passé simple, participes présents, emprunts, décrochages dans le registre de langue, argot, termes scientifiques, montées du clitique, périphrases, euphémismes, contractions, aphérèses... Autant de solutions qui revitalisent complètement la langue et redonnent à apprécier, comme en poésie, toute la beauté du signifiant. Et ceci avec l'élégance d'un humour, toujours, qui permet à l'écrivain, poli avec son lecteur, de justifier tous ses sauts de cabri (exemple : « That's right ! hurla tout à coup Aignan sans trop savoir pourquoi il utilisait l'anglais. ») Mais je ne m'attendais tout de même pas à ce que la contrainte détermine à ce point le programme du livre, pour en faire un véritable roman post-moderne, encyclopédique comme La Vie mode d'emploi (l'impossible érudition de Perec...), et exigeant dans sa méditation existentielle, où le e disparu symbolise l'ineffable, les limites du langage, sa pauvreté devant le monde. Perec va peut-être trop loin pour nous, pauvres jouisseurs, dans son dernier tiers (trop de personnages, une intrigue qui tourne à vide), mais j'ai encore précisé ce qui me touche chez lui, et qui est lié à son cahier des charges : mettre tout ce qu'il aime dans ses livres, sans jamais tomber dans la référence poseuse. L'équilibre est miraculeux.

.........

« Aux frondaisons du parc, la coruscation d'un automnal purpurin, chatoyant, mordorait d'un brun chaud l'azur frissonnant sous l'influx coulis du noroît... »

Et, lipogrammisant Flaubert : « Nous voyagions. Nous avons connu l'obscur chagrin du transat, la nuit dans l'inconfort glacial du camping, la fascination du panorama, l'affliction au goût sûr d'accords trop tôt rompus. »

L’autofictif selon Proust

L’autofictif selon Proust

Sortie : 6 janvier 2023 (France).

livre de Éric Chevillard

Paul_ a mis 6/10.

Annotation :

Je me suis fait berner par la publicité mensongère du titre. Je croyais à un vrai lien avec Proust, je n'avais pas compris que c'était l'édition d'une année de L'Autofictif, journal de l'écrivain que je lisais déjà de temps en temps en ligne. L'ouvrage pose forcément la question de la qualité d'une production quotidienne, et surtout de sa légitimité à être publiée, au-delà de l'intérêt, évident pour l'auteur, de garder la main en traçant trois petits billets par jour. On retrouve le talent indéniable de Chevillard, celui de remotiver les métaphores figées avec humour, son goût pour le bestiaire, et son ironie qui confine à l'absurde. Mais, contrainte oblige, les billets ne se valent pas tous, et on peut regretter l'usage assez systématique de la micro-nouvelle à chute. Enfin, même si l'écrivain renvoie une image attachante (ma préférée : celle de l'amant courtois évincé), il a cette tendance un peu réac à vouloir fustiger l'époque qui peut lasser à la longue. Il faudra que je retourne voir du côté de ses romans.

.........

« J'avais décroché la Lune pour elle et je lui apportais triomphalement ce cadeau lorsque je vis la file de ses prétendants devant sa porte. L'un serrait Jupiter contre sa poitrine ; un autre ployait sous le poids de Vénus ; un troisième faisait rouler Neptune devant lui... – Toujours aussi mesquin ! s'exclama-t-elle en m'apercevant, non mais visez-moi ce rat ! »

« Je l'aimais en secret. Ni elle ni moi n'en sûmes jamais rien. »

Les Aventures d'Arthur Gordon Pym
7.6

Les Aventures d'Arthur Gordon Pym (1838)

The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket

Sortie : 1858 (France). Roman

livre de Edgar Allan Poe

Paul_ a mis 7/10.

Annotation :

Gros 7. L'aventure bien sûr, servie par la précision des notations physiques et psychologiques, les idées de mise en scène et ces images puissantes : le héros enterré vif dans la cale, le navire fantôme, le visage des marins émaciés par la faim, leur œil fou au moment d'envisager l'impensable... C'est hallucinant de vraisemblance, on dirait vraiment que Poe a vécu tout ça. Et la traduction magnifique de Baudelaire aide à l'immersion. Le seul bémol, c'est l'ennui qui pointe le bout de son nez dans le dernier tiers, à cause de la monotonie du dispositif narratif, de la tendance croissante à la digression documentaire, et puis aussi peut-être de l'accumulation des aventures qui devient cette fois invraisemblable, avec cette virée cauchemardesque au pays des sauvages. Mais l'influence énorme qu'a dû avoir ce récit de Poe sur ses contemporains crève les yeux.

Suicide
7.8

Suicide

Sortie : mars 2008 (France). Roman

livre de Édouard Levé

Paul_ a mis 7/10.

Annotation :

Comme pour Poe – quoique dans un tout autre registre bien sûr – je suis vraiment admiratif des moyens déployés, sauf que je ne suis pas tout à fait sûr que le livre remplisse toutes ses promesses. Le pouvait-il en même temps ? On se rend très vite compte qu'on a affaire à un nouvel Autoportrait : les phrases courtes, les sentiments froids, et cette adresse à la deuxième personne rappelant Un homme qui dort bien sûr, et qui ressemble de plus en plus au fil de la lecture à un « tu » que Levé s'adresse à lui-même. Mais ce n'est pas pour nous déplaire quand on goûte la précision de cet art du montage, qui crée des étincelles en faisant s'entrechoquer les données les plus prosaïques avec les idées les plus graves. Le problème – ma remarque est obscène sans doute – c'est cette image de bourgeois angoissé que renvoie le personnage comme son double Levé. On a un peu envie de les secouer, mais c'est trop tard, et c'est peut-être ce qui rend le livre si triste.

.........

« Tu prenais l'ascenseur pour descendre, mais pas pour monter. Tu croyais qu'en vieillissant tu serais moins malheureux, parce que tu aurais, alors, des raisons d'être triste. Jeune encore, ton désarroi était inconsolable parce que tu le jugeais infondé. Ton suicide fut d'une beauté scandaleuse. »

Oeuvres
7.7

Oeuvres

Sortie : 2002 (France).

livre de Edouard Levé

Paul_ a mis 6/10.

Annotation :

Peut-être en effet que cette idée, si belle, n'aurait pas dû, elle non plus, être réalisée. Levé joue sur le montage, le hors-champ, le méta, le hasard, l'absurde, la liste (l'influence de l'Oulipo évidemment), le signifiant et le signifié, les homonymes... Et pourtant on a l'impression d'une seule et même œuvre. Les idées sont forcément plus ou moins heureuses, et il est parfois difficile de les visualiser à cause de leur descriptif concis. D'autres, notamment les œuvres d'arts plastiques, paraissent plus gratuites, et peuvent laisser perplexe. Reste le sentiment de reconnaissance envers Levé, d'avoir su ouvrir ainsi son imaginaire, et stimuler en même temps le nôtre.

Gagner la guerre
8.4

Gagner la guerre (2009)

Sortie : février 2009. Roman, Fantasy

livre de Jean-Philippe Jaworski

Paul_ a mis 7/10 et le lit actuellement.

Annotation :

Si la passion de Jaworski, son travail et son talent ne peuvent que forcer l'admiration, je dois avouer que je ne suis pas mécontent d'en avoir fini avec son pavé. Ma méconnaissance du genre me fait faire des raccourcis faciles, mais j'ai eu l'impression que comme chez Damasio, la fantasy contemporaine française avait une fâcheuse tendance à la verbosité. Sûr de ses forces, en particulier dans les descriptions de paysages ou les scènes de combat, l'auteur nous noie de mots et de facéties verbales, et cela nuit à la puissance simple des images qui devraient pouvoir s'en passer. Il me semble que l'ensemble aurait gagné en efficacité avec plus de densité, plus de composition, et pas cette volubilité à la va-comme-je-te-pousse : Jaworski n'a pas, comme Dumas, l'excuse d'être payé à la ligne. Et si l'on veut être tâtillon, j'ai été dérangé par l'écart entre le niveau de lexique, qui reflète l'énorme effort de documentation, et ce qui doit faire un style à proprement parler, c'est-à-dire le rythme, la petite musique propre que l'on a du mal à distinguer finalement, comme si les mots n'étaient pas assez pesés, à l'image de ces épigraphes de chapitres un peu casse-gueule. Ce qui reste appréciable néanmoins c'est la crudité, la corporalité, l'attention minutieuse aux sensations physiques, qui nous font sentir au plus proche du personnage. Au niveau politique, si les réflexions et les calculs de Benvenuto ont le mérite d'être bien développés, ils finissent par devenir systématiques. Et l'exil loin de Ciudalia dans la deuxième moitié me paraît décevant au regard des promesses scénaristiques que l'exposition pouvait faire miroiter. Bref, j'ai souvent pensé au Rivage des Syrtes et même à San Antonio, et je me dis que je préfère décidément ces œuvres où le style commande l'univers, et pas l'inverse.

Hamlet
8.2

Hamlet (1603)

(traduction Jean-Michel Déprats)

The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark

Sortie : 2002 (France). Théâtre

livre de William Shakespeare

Paul_ a mis 8/10.

Annotation :

Première fois (oui, oui). Pas étonnant que Shakespeare comme La Bible inspire autant de titres d'œuvres : combien de punchlines, de répliques à la beauté mystérieuse dans cette pièce ! Il y aurait des candidats nombreux à la plus belle phrase d'Hamlet, et j'ai dû arrêter de les noter. « A fellow of infinite jest », c'est un peu Shakespeare lui-même, tant on ne compte plus les jeux de mots et les références, et « A happiness that often madness hits on », « un bonheur d'expression que souvent trouve la folie », cela pourrait décrire la puissance poétique de sa langue, sa densité intertextuelle et symbolique, sa résistance au sens, en tout cas à son univocité, qui fascine. Et puis bien sûr la beauté de ce personnage, à la fois entier, caustique, polisson, qui hésite devant la vengeance et semble trouver une lucidité dans la folie, réelle ou feinte.

Dans mon édition d'occasion bilingue, offerte par mon libraire pour l'achat d'Œuvres de Levé, les mots « The time is out of joint » et « Words, words, words » sont soulignés au crayon, souvenirs d'un enthousiasme de ma prof d'anglais d'hypokhâgne (qui aimait entendre le plus menaçant « Swords, swords, swords » dans la deuxième réplique) à qui je dois la découverte bouleversante de Lolita, et il me plaît d'imaginer que c'est son exemplaire qui est passé de mains en mains jusqu'aux miennes.

.........

« How is it that the clouds still hang on you ?
— Not so much my lord, I am too much in the son. »

« O God, I could be bounded in a nutshell and count myself a king of infinite space. »

« God hath given you one face, and you make yourselves another. » (sur le maquillage)

« 'Tis now the very witching time of night
(...)
I will speak daggers to her, but use none »

Proust, roman familial
7.7

Proust, roman familial (2023)

Sortie : 24 août 2023 (France). Autobiographie & mémoires

livre de Laure Murat

Paul_ a mis 6/10.

Annotation :

Il semblerait que Proust ait, comme Claude Mauriac le disait à propos de Borges, le don de rendre ses lecteurs plus intelligents. En tout cas tous les livres que j'ai lus sur lui sont bons, comme s'ils étaient imprégnés d'un peu de son talent. En effet le titre de loin pouvait faire redouter une récupération gratuite de l'auteur, mais il n'en est rien : l'enquête de Laure Murat, en plus d'être parfaitement justifiée, parce que Proust a connu les deux familles dont elle est issue (les Murat apparentés aux Bonaparte, et les Luynes descendants du duc favori de Louis XIII), s'inscrit à fond dans la démarche herméneutique proustienne de démystification de l'aristocratie. Doublement salutaire, La Recherche a aidé l'autrice à couper les ponts avec sa famille agonisante et à assumer son homosexualité. La première partie de l'ouvrage est ainsi pas loin d'être passionnante dans sa traque généalogique et son jeu de piste entre le réel et la fiction, servis par une langue d'historienne d'une sobriété élégante, qui s'efface heureusement devant son sujet. Malheureusement, comme on pouvait le craindre, la deuxième moitié, dans laquelle Murat nous livre ses propres réflexions sur Proust, glisse vers un panégyrique beaucoup moins stimulant sur les vertus thérapeutiques de La Recherche. Les intentions vulgarisatrices y sont très nobles (oups), mais pour les initiés, les concepts et les références mobilisés sont attendus. Lecture plaisir malgré tout.

.........

« On sait par une lettre de juillet 1913 que Proust a un temps envisagé de diviser son œuvre en trois parties : l'âge des noms, l'âge des mots et l'âge des choses. »

« Toute La Recherche peut être lue comme une investigation sur l'inadéquation des mots et des choses. »

Un roi sans divertissement
7.3

Un roi sans divertissement (1947)

Sortie : 28 janvier 1948 (France). Roman

livre de Jean Giono

Paul_ a mis 8/10.

Annotation :

Nouveau souvenir d'hypokhâgne, le feu d'artifice final, dont j'aurais préféré qu'il ne plane pas sur ma lecture. Le Giono deuxième manière donc, sa langue de peintre impressionniste, parfois comme un Maupassant surréaliste, avec en plus la modernité de l'intrigue l'air de rien, semi-parodique, qui joue sur différents régimes de narration à l'instar de Faulkner. Après les horreurs de la guerre, on est dans l'ère du soupçon et les personnages vacillent. Langlois, vu à travers mille yeux, est fantomatique, insaisissable. Ça tient sur pas grand-chose, c'est assez déstabilisant à lire et on friserait parfois la gratuité sans cette atmosphère de neige, inquiétante étrangeté qui nourrit un désespoir sourd. Et c'est seulement à la fin, rétrospectivement, qu'on récolte les fruits de l'intrigue et que la morale tirée de Pascal travaille. Plus j'y pense, meilleur c'est, et j'y reviendrai sûrement après avoir découvert les premiers Giono.

.........

« Et quel alentour ! La rosée couvrait les champs où le blé avait été coupé et l'éteule en était rose comme un beurre qui fait la perle. Le ciel était bleu comme une charrette neuve. De tous les côtés les alouettes faisaient grincer des couteaux dans des pommes vertes. Il y avait des odeurs fines et piquantes qui faisaient froid dans le nez comme des prises de civette. Les forêts et les bosquets dansaient devant mes yeux comme le poil d'une chèvre devant laquelle on bat du tambour. Hou ! le beau matin ! »

La Tentation de saint Antoine
7.5

La Tentation de saint Antoine (1874)

Sortie : 1874 (France). Roman

livre de Gustave Flaubert

Paul_ a mis 7/10.

Annotation :

Après Giono, on poursuit avec l'ennui et la tentation du divertissement. L'œuvre à laquelle Flaubert aura consacré toute sa vie, saint Antoine est un livre affreusement bancal et diablement attachant. D'abord dans le genre, avec cette forme hybride, pseudo-théâtrale qui justifie bien l'artificialité baroque chère à l'auteur : un défilé de tableaux grossièrement allégoriques, péchés capitaux, hérésiarques, prophètes, déités qui viennent séduire l'anachorète et souligner les contradictions de sa croyance. Tout un programme, qui sue l'effort de documentation et l'exigence didactique. Pourtant, après une exposition confuse, presque décevante au niveau du style (des scories des deux premières versions ?), une fois digérée la lourdeur du dispositif, petit à petit, si on se laisse aller, la pièce de théâtre boursouflée devient un magnifique poème en prose. On retrouve alors le légendaire sens de l'image du maître (« Et on entend des baisers sous les feuillages, — quelquefois un grand cri aigu. ») et son art du détail dont se souviendra Nabokov (« Tous les Dieux s'inclinent ; ceux qui ont plusieurs têtes les baissent à la fois. », sans doute une des plus belles didascalies que j'ai pu lire). Toute l'œuvre est scandée par l'emploi du passé composé, temps qui exprime l'aspect accompli, et qui permet à Flaubert de nourrir d'épique la geste de ces mystiques épris d'absolu (un peu comme dans « Le Bateau ivre » ou dans le monologue « Tears in rain » de Roy Batty à la fin de Blade Runner). Mais c'est aussi le temps du révolu, de la mélancolie de la mort des dieux qui hante tout le XIXème siècle. Face à ce crépuscule des idoles, Antoine semble s'en remettre à la science — si ce n'était l'ambiguïté laissée par l'auteur, fidèle à son précepte de « ne pas conclure ».

.........

(Dans l'introduction :) « Rêvant à la douceur de rendez-vous galants dans des églises italiennes, Flaubert soupire : "Mais tout cela n'est pas pour nous. Nous sommes faits pour le sentir, pour le dire et non pas pour l'avoir." »

« Mes yeux rentrés dans les orbites semblaient des étoiles aperçues au fond d'un puits. »

Syllogismes de l'amertume
7.7

Syllogismes de l'amertume (1952)

Sortie : 1952 (France).

livre de Emil-Michel Cioran

Paul_ a mis 8/10.

Annotation :

« Les livres les plus drôles ». Éloge de l'ombre, neurasthénie de clown. Dézingage de tout — science, philosophie, poésie — au nom du scepticisme. Cioran aujourd'hui serait emo, il est comme un Nietzsche qui, voyant son reflet dans le miroir, s'y serait trouvé ridicule. Et on trouve comme une forme de sérénité, d'apaisement étrange dans cette hystérie de la noirceur. Face aux limites intrinsèques au genre de l'aphorisme, on rêverait Cioran philosophe ou romancier, mais alors ce ne serait plus Cioran.

.........

« Nos tristesses prolongent le mystère qu'ébauche le sourire des momies. »

« Je vadrouille à travers les jours comme une putain sans trottoirs. »

« Au beau milieu d'études sérieuses, je découvris que j'allais mourir un jour... ; ma modestie en fut ébranlée. Convaincu qu'il ne me restait plus rien à apprendre, j'abandonnai mes études pour mettre le monde au courant d'une si remarquable découverte. »

« Enterrer son front entre deux seins, comme entre deux continents de la Mort... »

« Les actions d'éclat sont l'apanage des peuples qui, étrangers au plaisir de s'attarder à table, ignorent la poésie du dessert et les mélancolies de la digestion. »

Limonov
7.7

Limonov (2011)

Sortie : 8 septembre 2011. Roman

livre de Emmanuel Carrère

Paul_ a mis 8/10 et le lit actuellement.

Annotation :

Dévoré. Il y a une chose qu'on ne peut enlever à Carrère, c'est qu'il ne se pose jamais la question de l'écriture. Il a confiance dans le simple empilement des phrases, ce qui rend la lecture très fluide. Il faut dire que son Édouard, qui ne s'invente pas, est un sujet en or. On préfère juste ne pas savoir à quel point les propres œuvres du Russe se trouvent paraphrasées, n'empêche que le travail de synthèse est énorme. Et d'imagination, pour toutes ces images simples, mais efficaces, qui comblent les vides biographiques. Carrère ne lésine pas non plus sur la crudité quand elle est nécessaire : elle colle avec le personnage. Surtout il fait revivre tout un monde sous nos yeux, les noms d'une civilisation, d'une époque aujourd'hui révolus, et son livre ressemble à un supplément de La Fin de l'homme rouge. L'auteur est complaisant avec son homme qui le fascine, mais ne s'en cache pas, et au fond on le comprend. Ce Limonov, malgré ses frasques, est diablement attachant, parce qu'il est hanté par l'absolu et parce qu'il a pris le risque de vivre sa vie, une vie qu'on a tous un peu rêvé.

Je me souviens
7.7

Je me souviens (1976)

Sortie : 1976 (France).

livre de Georges Perec

Paul_ a mis 6/10.

Annotation :

L'infra-ordinaire toujours, même si cette fois le plaisir est un chouïa moins inclusif que prévu : plus que des souvenirs intimes, donc intemporels, Perec partage des fragments appartenant à son époque, dont on est parfois réduits à imaginer la nostalgie. Les noms propres notamment, nombreux, ne provoquent pas toujours le « ah oui ! » escompté. Sinon en effet, il arrache bien à leur insignifiance des choses condamnées à l'oubli, victimes de la mode, de l'éternel renouvellement des films, des exploits sportifs ou des faits divers, et de la fragilité des blagues potaches. Du fait de la simplicité du dispositif, c'est peut-être le travail le moins littéraire de Perec, mais il y a toujours cette envie de faire sien l'exercice (d'ailleurs Georges, écrivain généreux s'il en est, ne s'y est pas trompé en nous laissant quelques pages blanches à la fin de mon édition) qui me semble être le critère d'une belle œuvre.

.........

« Je me souviens du contentement que j'éprouvais quand, ayant à faire une version latine, je rencontrais dans le Gaffiot une phrase toute traduite. »

« Je me souviens que tous les nombres dont les chiffres donnent un total de neuf sont divisibles par neuf (parfois je passais des après-midi à le vérifier...). »

« Je me souviens de :
– Quelle différence y'a-t-il entre la Tour Eiffel, ta chemise et ma famille ?
– ?
– La Tour Eiffel est colossale et ta chemise est sale au col !
– ? Et ta famille ?
– Elle va bien merci. »

« Je me souviens quand je me suis cassé le bras et que j'ai fait dédicacer le plâtre par toute la classe. »

Mémoires d'Hadrien
8

Mémoires d'Hadrien (1951)

Sortie : 1951 (France). Roman

livre de Marguerite Yourcenar

Paul_ a mis 9/10.

Annotation :

Un des livres les plus difficiles à écrire ? Yourcenar a fourni un tel travail, d'érudition mais aussi de métempsychose, qu'on croirait parfois lire une version latine des œuvres du véritable Hadrien. Tout le livre est parti d'une phrase de Flaubert et il y a en effet une rapidité toute classique, dans ces cadences scandées par des points-virgules, qui, en plus du goût pour l'Orient, rappellent l'ogre de Croisset. Et quoi de mieux que ces passés composés pour dire l'action d'un empereur qui voulait avant tout être utile ? Mais Hadrien n'est pas qu'un homme d'action, c'est aussi le philosophe philihellène qui annonce Marc-Aurèle, et son bilan est teinté d'une subjectivité quasi proustienne, où Antinoüs, figure de l'autre insaisissable, évoque Albertine, et où l'empereur lui-même est incapable de mesurer la relativité de ses souvenirs et des différents hommes qu'il porte en lui. À cet égard les premières pages du livre, avec ce choc de l'énonciation à la première personne, sont particulièrement magnifiques. Yourcenar doit forcément tenir son programme ensuite, mais la cohérence de l'ensemble force l'admiration.

.........

« La mémoire de la plupart des hommes est un cimetière abandonné, où gisent sans honneurs des morts qu'ils ont cessé de chérir. Toute douleur prolongée insulte à leur oubli. »

Le Menteur
7.1

Le Menteur (1643)

Sortie : 19 janvier 2006 (France). Théâtre

livre de Pierre Corneille

Paul_ a mis 5/10.

Annotation :

Euh... Ça a le mérite de préfigurer Molière mais ce prototype de Don Juan n'est pas des plus séduisants. Il n'y a pas de vers véritablement marquants et surtout l'intrigue est confuse, voire carrément emberlificotée dans son dénouement. Gros succès d'époque mais curiosité aujourd'hui. Heureusement il me reste encore quelques tragédies du maître à lire.

Vallée du silicium
6.8

Vallée du silicium (2024)

Sortie : 12 avril 2024 (France). Récit

livre de Alain Damasio

Paul_ a mis 6/10.

Annotation :

Sept chroniques et une nouvelle autour de notre rapport aux nouvelles technologies, écrites à l'occasion d'une résidence de l'écrivain en Californie. Damasio ne déploie pas un ethos très attachant ici (comme d'habitude ?) et j'ai eu très peur avec ce premier texte où, derrière un discours technophobe convenu, semblait percer une fascination très « école de commerce » pour la réussite d'Apple. À son pire Alain ressemble en effet à un boomer gourou d'une pseudo-philosophie pop, adepte de jeux de mots ineptes (« réseaunable », « cybercer », « décorps »...) qui n'ont jamais l'opacité, l'épaisseur, le mystère des concepts d'un Deleuze ou d'un Derrida. Il est question de la loi du moindre effort à un moment et j'ai souri ironiquement tant on pourrait faire le même reproche à ces textes souvent trop rapides et superficiels. Mais Damasio a quand même des intuitions intéressantes et sans être aussi alarmiste, je ne suis pas loin de partager tout ce qu'il dit. Le livre a surtout le mérite de donner furieusement envie de lire Baudrillard qu'il cite abondamment.

.........

« La matérialité du monde est une mélancolie désormais. »

Paul_

Liste de

Liste vue 134 fois

8