Avec ce dixième titre de la collection « Une Heure-Lumière », Le Bélial’ est allé pêcher une novella primée en 1986. Un Hugo, excusez du peu, pour un auteur surtout réputé sous nos longitudes pour ses cycles interminables. Pourtant, les connaisseurs savent déjà que Roger Zelazny se montre également talentueux dans la forme courte. Le recueil Une Rose pour l’Ecclésiaste témoigne de cette appétence pour un format dont on ne louera jamais assez l’importance pour la science-fiction.
24 vues du Mont Fuji, par Hokusai fait directement allusion à l’artiste japonais du XVIIIe siècle, en particulier à la série d’estampes qu’il a consacré au Mont Fuji. Loin de se cantonner au clin d’œil à Hokusai, Roger Zelazny impulse ici une synergie poétique entre le texte et l’image, opposant deux formes d’immortalité.
Pour parvenir à faire le deuil de son époux, Mari a entamé un pèlerinage au Japon, terre avec laquelle elle semble par ailleurs liée. Nous n’en serons pas davantage sur son existence, même si, au fil des 24 étapes (stations?) de son voyage autour du Mont Fuji, elle paraît jouer un scénario calqué sur le sommaire d’un livre contenant une sélection de 24 estampes du célèbre artiste nippon Hokusai. Le livre en poche, elle entame ainsi une circumnavigation contemplative, essayant de retrouver l’endroit exact choisi par Hokusai pour peindre chacune de ses estampes. Une tâche ardue, bien entendu, car même si la masse du Mont Fuji semble inaltérée, anthropocène oblige, les paysages qui l’environnent ont par contre beaucoup changé depuis son époque. Mais peu importe, Mari ne s’embarrasse pas de ces détails prosaïques. Elle met littéralement (et littérairement) ses pas dans ceux de l’artiste, dont elle semble suivre l’ombre fantomatique, harcelée par d’autres fantômes peut-être plus réels, les épigones de son époux défunt (mais est-il vraiment mort ?), manifestations numériques belliqueuses qui remontent sa piste dès qu’elle approche d’un ordinateur ou d’un terminal électronique.
Pressée par le temps et la menace sourde de ces épigones lancées à ses trousses, Mari prend pourtant le parti de goûter à chaque instant qui lui reste avant de mourir, puisant en elle-même la ressource nécessaire pour nourrir sa contemplation de la majesté du volcan enneigé. D’abord, grâce à des réminiscences plus personnelles, prenant la forme de souvenirs heureux et malheureux. Puis, par des réflexions de nature plus philosophiques, lui rappelant que le temps est un luxe dans un monde en mutation rapide, le réseau informatique mondial effaçant inexorablement la singularité des individus et les distances, tout en permettant une traçabilité implacable. Enfin, elle espère toujours contrecarrer le plan imaginé par son défunt mari.
En nous conviant à ce voyage au centre de la tête de sa narratrice, Roger Zelazny livre ainsi une méditation sur la fugacité du présent, nous encourageant à ne pas en laisser échapper une seule parcelle. Et, à la transcendance technologique, lorgnant vers le transhumanisme, il oppose une autre forme d’immortalité, celle composée par l’artiste et son œuvre. Une manière séduisante de s’affranchir de l’entropie, via le regard d’autrui.
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