... pourrait-on dire en parodiant le titre d'une autre pièce de Pirandello.

Le monologue suivant, extrait de la scène 3 de l'acte II, exemplifie parfaitement la question centrale touchée par l'auteur:

Laudisi: (se promène un peu à travers le bureau, en ricanant et en hochant la tête; puis il s'arrête devant le grand miroir qui surmonte la cheminée, regarde son image et lui parle) «Tiens, te voilà toi.» (Il la salue avec deux doigts, lui fait un clin d'œil malicieux et ricane.) «Mon cher! De nous deux, qui est le fou?» (Il lève une main, l'index pointé contre son image qui, de même, pointe son index contre lui. Il ricane de nouveau.) «Oui, oui, je sais, moi je te dis: «c'est toi», et toi tu me montres du doigt, Comme ça, en tête à tête, nous nous connaissons bien tous les deux! Le malheur, c'est que les autres, eux, ne te voient pas comme moi je te vois. Et alors, mon cher, qu'est-ce que tu deviens, toi? Moi, je parle pour moi, qui, en face de toi, me vois et me touche, mais toi, qu'est-ce que tu deviens pour les autres qui te voient? Un fantôme, mon cher, rien qu'un fantôme. Et pourtant, tu les vois, tous ces fous? Sans s'occuper du fantôme qu'ils portent en eux, en eux-mêmes, ils courent, pleins de curiosité, après le fantôme des autres! Et ils croient que ce n'est pas la même chose.»

Voici une pièce dans le plus pur style pirandellien: un monde plongé dans une folie à la fois fortement crainte et irrésistiblement fascinant; une société qui a perdu ses repères, dans une époque où la guerre a suffoqué toute attitude positive; une Italie en crise, entre son unité désirée et soufferte et le spectre grandissant de la montée du Fascisme. Et les individus, les personnages de Pirandello, sont comme broyés dans ces mécanismes plus grands qu'eux, mais ils croient malgré tout pouvoir toujours avoir un certain contrôle sur leurs vies. Nous ne sommes pas encore ici dans la période «théâtre dans le théâtre» du futur Prix Nobel de littérature, mais cette pièce, montée à Milan en 1917, plonge déjà pleinement dans les rapports complexes de la folie et de l'image que «les autres» projettent sur la folie, telle qu'ils la perçoivent et la jugent.

Pourtant, la pièce n'est pas franchement sombre: si le final ouvert pourra laisser une partie du public insatisfaite (personnellement j'adore ce genre de conclusion, où vous devez continuer l'histoire dans votre tête: c'est comme un dernier cadeau que l'on fait au public, juste avant le rideau), une certaine fantaisie et poésie sont belles et bien présentes, en particulier dans le personnage de Laudisi, qui tient un peu le rôle du chœur antique: à la fois narrateur, commentateur et complice tour à tour du public ou des autres personnages.

Qu'est-ce qui est normal? Qu'est-ce que la folie? Comment peut-on s'approprier le droit de juger les autres? De connaître leur «vérité»? Les questions affrontées par cette pièce restent toujours d'une brûlante actualité aujourd'hui.
citizenk
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le 17 oct. 2010

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