De Gilberte à Albertine
Dans Du Côté de chez Swann, Proust nous décrivait le processus de la mémoire et sa plongée vers l'enfance. Dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs, le narrateur entre dans l'époque troublée de l'adolescence. Et Proust, en deux parties elliptiques, nous montre les changements qui surviennent en lui, d'abord par sa liaison avec Gilberte, la fille de Swann, puis avec une saison passée au bord de la mer, à Balbec, station balnéaire imaginaire située « entre la Bretagne et la Normandie ».
L'adolescence, c'est la découverte des filles, bien entendu. Le roman est marqué par deux figures féminines majeures, Gilberte Swann et Albertine Simonet (avec un n, s'il vous plaît). En une scène formidablement symbolique (comme Proust sait si bien en peupler son roman), le narrateur reçoit une lettre signée par Gilberte ; mais il a du mal à reconnaître la signature de celle-ci : le G et le I se combinent pour former une sorte de A, et le E final s'étire interminablement. En gros, le prénom Gilberte se transforme en Albertine, ce qui peut se voir comme un résumé du roman.
La première partie du roman est donc en grande partie consacrée à la liaison qu'entretien le narrateur avec Gilberte, et cela permet à Proust d'étudier en profondeur la naissance, l'évolution et la fin du sentiment amoureux. Avec un pessimisme à peine dissimulé derrière l'élégance de son écriture, Proust démonte littéralement le romantisme amoureux. Ici, pas de coup de foudre ou de sentiment qui durerait toute la vie. L'amour provient de nous, et doit retourner à nous. C'est un sentiment égoïste issu de notre imagination (une imagination fortement nourrie des stéréotypes littéraires ou, de nos jours, cinématographiques) que l'on tente de reproduire surtout pour qu'il nous soit rendu. C'est notre image glorifiée que l'on cherche dans le regard de l'autre, de même que ce n'est pas tant l'autre que l'on aime mais une représentation que l'on s'en fait, en lien avec notre conception de l'être idéal.


Les autres, inaccessibles
On atteint là un des principes essentiels du roman : notre incapacité à connaître les autres. D'abord parce que notre regard est constamment déformé par nos émotions, nos sentiments. Nous ressentons avant de connaître. Notre première connaissance est sensitive, pour ne pas dire sensuelle. Proust le dit au sujet du peintre Elstir : il s'adresse d'abord à nos sentiments, comme Mme de Sévigné. Et comme Proust lui-même, d'ailleurs. Mais les sentiments peuvent-ils nous donner une véritable connaissance, fiable et durable ?
Il n'y a, pour s'en donner une idée, qu'à (re)lire la découverte d'Albertine. D'abord, ce groupe de jeunes filles qui traverse la plage : le narrateur n'en connaît rien, ni les noms, ni les lieux de résidence, ni le statut social (thème très important aussi dans le roman). Pourtant, il est frappé par ces jeunes filles. L'imagination, qui se plaît à déformer les souvenirs, fera le reste : il dit qu'il doit en être amoureux, il s'imagine avec elle, et cela suffit.
Mais pendant tout ce processus, le narrateur ne sait toujours pas qui est Albertine. Les informations sur son identité viendront plus tard mais ne suffiront pas non plus à se faire une idée de sa personnalité. Et lorsqu'il sera présenté à elle par Elstir, il sera incapable de la reconnaître, tant la jeune fille qu'il a alors devant les yeux diffère de l'image qu'il s'en faisait.
Un autre aspect de la psychologie de ses personnages rend impossible une véritable connaissance de ceux-ci : les personnages de Proust changent en permanence. L'exemple le plus frappant est le peintre Elstir, que l'on avait déjà rencontré dans le premier volume chez les Verdurin sous le nom de M. Biche. Lorsque le narrateur se rend compte que le vieil artiste sage et philosophe, qui semble tellement supérieur au reste de l'humanité, se trouve être l'imbécile dont on lui avait tant parlé, une déception se produit en lui. Et c'est là qu'Elstir lui explique les changements des personnages.


Un monde de personnages
Au passage, il faut dire un mot de toute cette foule qui traverse le roman. Le découpage du roman en deux parties permet à Proust non seulement de changer d'époque, de changer de personnage féminin, de changer de lieu, mais aussi de société. Certes nous sommes constamment dans une élite sociale, mais la première partie vise plus les salons mondains parisiens très bourgeois (dans la droite ligne d'Un Amour de Swann, par exemple) alors que la seconde partie s'attarde plus sur une certaine aristocratie (avec le personnage de Saint-Loup et de son oncle Charlus, Mme de Villeparisis, la Princesse de Luxembourg...). Toute cette foule crée un monde à part entière, un monde clos dans lequel il est formidable de se mouvoir.
Cette valse des personnages secondaires donne certaines des pages les plus passionnantes du roman. Proust sait à merveille caractériser ses personnages, leur créer des manies, des façons de parler (le langage de Françoise, par exemple, avec toutes ses approximations), etc. Il s'entend aussi très bien à les ridiculiser. Bloch, par exemple, est absolument hilarant, avec sa lubie de parler dans un style épique hellénisant (« Je vous présente le Cavalier Saint-Loup, aux javelots rapides, qui est venu pour quelques jours de Doncières aux demeures de pierres polies, féconde en chevaux »). Parle-t-on suffisamment de l'humour féroce de Proust ? Ce roman, comme le précédent, regorge de traits caustiques et d'un sarcasme subtil mais destructeur.


L'imagination et la réalité
La force de l'imagination est à la fois une chance et une malédiction. En tout cas, elle précède la connaissance et entraîne parfois le narrateur sur des chemins détournés. A l'ombre des Jeunes filles ne fleurs regorge de ces expériences où le narrateur imaginait quelque chose ou quelqu'un avant de le ou la connaître et ressent alors de la déception. La joie de découvrir La Berma, l'imagination qui court autour du nom de Balbec (surtout à la fin du Côté de chez Swann) et de son église, les fantasmes dont il pare Albertine... Le roman décrit constamment ce processus qui part de l'imagination pour aller à la réalité, une réalité qui paraît toujours décevante de prime abord tant elle est moins riche que la virtualité.
Proust parvient à merveille à analyser, dans les détails les plus infimes, les processus qui se déroulent dans notre esprit. Cela donne parfois au livre des pages fastidieuses et ardues, mais c'est d'une profondeur remarquable.


L'artiste et le monde
Bien entendu, il faudrait parler encore de bien d'autres choses. Chaque page déploie des myriades de réflexion sur notre connaissance du monde, notre connaissance de nous-même, l'art, la politique, la vie en société, etc. Ce n'est pas un roman à lire pour l'histoire racontée (ce qui est sûrement la raison pour laquelle j'avais échoué à sa lecture, à une époque où je manquais encore de maturité littéraire) mais bel et bien pour les analyses qui nous y sont livrées, et pour la qualité de l'écriture, qui exerce une sorte de pouvoir hypnotique sur un lecteur qui ne saurait s'en détacher.
La composition du roman permet de plus de passer d'un sujet à l'autre avec légèreté, sans s'en rendre compte. On passe une dizaine de pages à parler de vie sociale, puis on passe d'un coup à la représentation artistique avant d'arriver sur le décorticage de l'amour, etc. De plus, Proust crée tout un réseau dense d'auto-références qui unit complètement l’œuvre, d'un roman l'autre.
J'avoue que la réflexion sur l'art est un de celles qui me passionnent le plus. Les pages consacrées au peintre Elstir sont exceptionnelles. L'artiste, le vrai artiste, ne se contente pas de reproduire le monde mais le transforme, le transcende et en donne une vision nouvelle, bouleversant à jamais la vision qu'en a le spectateur (ou le lecteur, l'auditeur, etc.). Après avoir vu le tableau sur le Port de Carquethuit, le narrateur ne peut plus regarder la plage de Balbec de la même manière.
C'est cette vision du monde transcendé par l'art que Proust essaie de nous donner à travers son écriture. Les descriptions se font souvent par des comparaisons avec tel tableau, telle musique ou telle page d'écrivain. L'art est présent en permanence dans la narration proustienne et, au détour de ses phrases se dressent des images qui transportent le lecteur dans une autre dimension. Avec des siècles de distance, Proust répond à Platon : non, le Poète ne doit pas être expulsé de la Cité ; non, le Poète n'est pas éloigné de la Vérité, bien au contraire : c'est par Lui qu'on y accède.

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le 26 mars 2016

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