En guise d'introduction
Mes études littéraires furent à la fois fascinantes et frustrantes.
Fascinantes parce que j'ai appris énormément, j'ai découvert énormément, j'avais accès à un nombre infini de livres et j'ai passé des années à lire. N'est-ce pas le rêve, ça ? Lire, parler de littérature, approfondir des sujets aussi pointilleux que l'emploi du subjonctif plus-que-parfait chez les écrivains classiques, suivre les enseignements de professeurs passionnants, rencontrer Jean-Jacques Pauvert, débattre de Céline, et le tout dans le cadre magnifique de Lyon, qui reste, chacun le sait, la plus belle ville de France, c'était juste exceptionnel.
Oui mais...
Mais j'ai aussi découvert que l'université se veut trop un juge de ce qu'il faut ou ne faut pas étudier, entre ce qui est digne d'être appelé littérature, et le reste... En cinq années d'études, pas une seule mention du nom de Jules Verne ou Alexandre Dumas, Jean Giono passé sous silence ainsi que François Mauriac, entre autres. Drôle de choix, que j'ai toujours du mal à expliquer.
Par contre, Proust, qu'est-ce qu'on en a bavé ! Les profs semblaient tous connaître La Recherche par cœur et, surtout, se surprenaient que nous ne la connaissions pas encore dans ses moindres termes. Constamment, c'étaient des allusions à tel ou tel épisodes, c'étaient des textes décortiqués jusqu'à l'étymologie du moindre mot, etc.
Du coup, me sentant un peu exclu, je me suis mis à lire Proust également.


J'ai alors abandonné au milieu du deuxième volume, qui m'endormait littéralement. Impossible de lire plus de trois pages d'affilée sans sombrer dans un état catatonique.
Il faut dire que je le lisais sûrement avec de mauvaises intentions, non pas parce que je voulais le lire mais parce que je m'en sentais obligé, non pas pour le savourer mais pour l'étudier, le décortiquer, l'analyser. Je faisais des résumés sur une feuille de papier, je prenais des notes, je relevais des citations, je passais dix minutes sur chaque page...
En bref, je passais à côté du livre.
D'un certain côté, cette expérience m'a beaucoup aidé dans mon métier de prof : comment étudier des textes avec les élèves sans les dégouter de la littérature ? Voilà un défi qui me remet sans cesse en question...


Composition
Alors, ce premier roman (ou ce premier volume, si l'on considère La Recherche comme un roman dans son ensemble) est divisé en trois parties inégales : Combray, qui évoque les souvenirs d'enfance du narrateur avec cette fameuse scène de la madeleine ; Un Amour de Swann, qui décortique l'histoire d'amour de Swann avec Odette de Crécy (cette partie peut être lu comme un petit roman à part entière puisqu'elle ne nécessite pas une connaissance préalable du reste, mais en même temps elle est constituée de toute une série de liens subtils qui l'intègrent entièrement dans l'ensemble) et Nom de Pays : Le Nom (titre on ne peut plus énigmatique, vous en conviendrez), partie la plus courte (une cinquantaine de pages uniquement) et qui contient des réflexions extraordinaires sur le pouvoir de l'imagination et la représentativité des noms.
Mais surtout, au-delà de ces différentes parties, Du Côté de chez Swann a une composition beaucoup plus serrée, celle de toute une série d'infimes détails qui se retrouvent d'un épisode à l'autre et créent un maillage rigoureux d'échos. Et, pour encadrer l'ensemble, deux épisodes reliés par une même thématique, celui de la madeleine au début du roman, et celui de la petite phrase musicale de la sonate de Vinteuil à la fin, qui abordent tous les deux le sujet de la mémoire involontaire, la remontée de souvenirs lointains qui étaient remisés dans les contre-fonds, remontée qui échappe complètement au contrôle du personnage.


La Petite Phrase de Proust
Bien entendu, Proust, ce sont des phrases. Ces fameuses phrases interminables comme la langue française sait les construire lorsqu’elle est bien maîtrisée. Des phrases où s'emboîtent les propositions, où la principale commence à la ligne 2, est interrompue à la ligne 4 et reprend à la ligne 27, après toute une succession de subordonnées elles-mêmes coupées par des parenthèses.
Des phrases créent un rythme particulier, instaurent une sorte de prose hypnotique. Le lecteur est comme transporté par ce cours si particulier, cette maîtrise et cet emploi si poétique de la langue française.
Mais cette construction de phrases n'a pas seulement un but esthétique. Elle donne à Proust la possibilité d'aller au fond des choses, de développer d'infimes détails qui pourraient passer inaperçus mais qui, en réalité, alliés les uns aux autres, forment le portrait de ses personnages (y compris le narrateur lui-même). De même, c'est dans ces parenthèses ou ces subordonnées que l'on trouve des comparaisons dont le but est de nous faire mieux comprendre le propos de l'auteur.


La Lanterne Magique
C'était le premier titre auquel j'avais pensé pour mon avis. La scène de la lanterne magique, qui se retrouve en parallèle avec celle de l'église de Combray, n'est pas seulement une scène parmi d'autres, elle est symptomatique du monde de ce roman, qui enlace de façon irréversible l'art et la vie réelle. Ou plutôt, notre façon de voir la vie. Car, en toute chose, Proust nous dit que ce que nous connaissons n'est pas la réalité, mais notre impression sensible de cette réalité.
En bref, tout, dans ce roman très contemplatif, est transformé en œuvre d'art. Le processus ressemble un peu à un cercle vicieux : l'artiste s'inspire de la réalité et la transcende, puis l'esthète voit la réalité avec un œil transformé par l’œuvre d'art. Ainsi, quand Swann pense à Odette, il la voit comme un personnage d'un tableau de Botticelli et elle en prend soudainement plus de valeur, lui qui, jusqu'alors, la trouvait plutôt ordinaire.
De même, lorsque le narrateur décrit les champs du côté de Méséglise (ce côté de chez Swann qui donne son titre au roman), une description qui insiste non pas sur le paysage lui-même mais sur les impressions qu'il produit, il est impossible de ne pas penser à un tableau impressionniste.
Enfin (un certain exemple parmi d'autres), lorsque le narrateur rencontre enfin la duchesse de Guermantes, il ne peut cacher sa déception, puisqu'il avait rêvé d'elle en admirant une tapisserie dans l'église et se l'était représentée en personnage digne d'une chanson de geste.
L'art a donc une place à part dans le roman. Il est indispensable à la vie des personnages (pas seulement pour l'aspect passe-temps ou esthétique, mais aussi comme travail : nous avons un pianiste, un peintre, un compositeur, et Swann fait un mémoire sur VerMeer de Delft). Mais surtout il a un rapport très imbriqué avec la réalité.


La vie sociale
les pages consacrées au salon des Verdurin, dans la deuxième partie du roman ("Un amour de Swann") sont parmi mes préférées du livre. Avec acuité, avec humour ou sarcasme, Proust décrit une société renfermée sur elle-même et moribonde, condamnée à s'auto-parodier, une société des salons et des bons mots. Mais le salon des Verdurin, il est gratiné ! Monde des apparences par excellence, il fonctionne un peu comme une cour tournoyant autour de l'insignifiante et tyrannique Mme Verdurin, qui y fait la pluie et le beau temps.
Cette description de la vie de salon parisien m'a beaucoup fait penser à certaines pages de Balzac. Elle est manifestement construite en opposition à la vie plus campagnarde décrite dans la première partie du roman ("Combray").
Au-delà de cet aspect plus comique et critique, il y a, dans ce roman, un échec flagrant de la vie en société, qu'elle soit réduite (la famille) ou plus élargie. Pour Proust, il est impossible de vivre correctement en harmonie avec les autres. La solitude est le seul moyen d'atteindre la sérénité et l'intelligence. La vie sociale n'apporte que frustration et colère, voire rejet.
Très pessimiste, Proust développe une vision sombre et sans illusion, jusque sur la vie de couple. Non, l'amour n'est pas tourné vers les autres. Après tout, si Swann tombe amoureux d'Odette, c'est parce qu'il aime être amoureux, se sentir amoureux, et par goût esthétique (une sorte de dandysme de l'amour). Loin d'être altruiste, l'amour est égocentrique et narcissique.


L'autre aspect de la vie sociale est l'absolue impossibilité de connaître les autres. Bien des personnages sont déçus parce que la réalité d'une personnage ne correspond pas à l'image qu'ils s'en faisaient. Swann refuse de croire que Vinteuil soit l'auteur de la sonate, puisque la sonate est splendide alors que Vinteuil, qu'il connaît, semble être un raté. Et voilà la fameuse distinction entre personnage social et personnage réel.
le roman est rempli d'erreurs sur la psychologie des personnages. Le narrateur qui pensait que la fille de Vinteuil était une blanche colombe découvre, au hasard d'un espionnage, qu'elle crache sur le portrait de son défunt père et pratique l'amour saphique (en une scène dont l'érotisme lesbien devait être bien troublant à l'époque).


En guise de conclusion



"On ne peut pas changer, c'est-à-dire devenir une autre personne, tout
en continuant à obéir aux sentiments de celle qu'on n'est plus."



Alors, oui, j'ai dû changer. En tout cas, ma lecture de Proust a changé de perspective, pour le meilleur. Je comprends mieux maintenant son côté fascinant, son style quasi-hypnotique, son organisation trés réfléchie, et surtout ses thèmes, pas toujours très novateurs, mais abordés avec originalité.

SanFelice
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le 30 déc. 2015

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SanFelice

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