‘’Le plus grave, c’est qu’en exposant les idées de Nietzsche sous une forme systématique, on leur donne forcément une allure dogmatique qu’elles n’ont pas et ne veulent pas avoir.’’ Henri Lichtenberger, la philosophie de Nietzsche
Rien n’est plus vrai, il me semble, que dans le cas du Zarathoustra. Combien de critique de ce bouquin s’y sont pétés les dents, de Deleuze à Heidegger sans parler de la multitude d’étudiants en philo ou d’amateurs comme le propose SC.


De Nietzsche on peut tracer des grandes lignes, tirer des conclusions sur certains concepts, comprendre et approuver certains propos, définir un premier Nietzsche et un post-Nietzsche (un avant et un après Zarathoustra en quelque sorte) me semble cohérent, mais poser une interprétation définitive de la philosophie du bonhomme me semble bien illusoire ; le système Nietzsche (si tant est qu’on puisse parler de système) est complexe et la forme utilisée laisse volontiers le lecteur interprété certains propos. Si bien qu’il est difficile d’extraire de Nietzsche certains concepts sans avoir à les replacer dans l’intégralité de sa philosophie ; parler du Surhomme sans évoquer la volonté de puissance, l’idéal ascétique, les sources de la morale me semble plus ardu que de parler de la causalité chez un Hume, par exemple. Le problème n’est pas étranger au fait que Nietzsche soit devenu complètement cinglé sans avoir pu pousser plus profondément certaines de ses idées. Il y a là une certaine ironie de l’histoire quant au fait que la philosophie nietzschéenne se voulant fragmentaire et multiple sans solutions véritablement bien arrêtées* soit laissée en plan par les circonstances de son auteur.


*le traitement que fait Nietzsche de l’idéal ascétique dans la généalogie de la morale est, à ce titre, exemplaire. Cet idéal que Nietzsche malmène violemment tout au long des pages mais qu’il réhabilite en fin de volume par ces mots : ‘’Le non-sens de la douleur, et non la douleur elle-même est la malédiction qui a jusqu’à présent pesé sur l’humanité. Or l’idéal ascétique lui donnait un sens ! c’était jusqu’à présent le seul sens qu’on lui eut donné ; n’importe quel sens vaut mieux que pas de sens du tout ; l’idéal ascétique n’était à tous les points de vue que le faute de mieux par excellence’’. Une bouée de sauvetage qui nous noie et qu’il faut lâcher pour apprendre à nager dans un océan rempli de choses prêtes à nous tuer. Bref tout ça pour dire que Nietzsche est subtil, complexe et difficilement rangeable dans une case toute faite.


Le Zarathoustra me semble se complaire dans cette idée ; à l’instar de son auteur, complexe, subtil et difficilement rangeable dans une case toute faite. La forme du poème nous dit quelque chose en symbiose avec le discours tenu par les protagonistes ; la réponse ne sera pas donnée prémâchée et directement dans le bec. Le poème est par définition évocatoire, parle par symboles et demande à son auditeur un effort d’interprétation, interprétations qui peuvent être plus ou moins bonnes, selon les paramètres que l’on implique dans l’analyse (et c’est tout le principe, autrement on écrit des essais ou on fait des maths en utilisant bêtement les formules). La forme nous demande donc d’interpréter un propos volontairement vague puisque cela concerne un personnage mystique, semi-prophétique. Comment interpréter ce livre alors et être certain que l’interprétation soit celle que Nietzsche ait voulu qu’on en tire ? Les livre sur Nietzsche : Nietzsche, et Nietzsche et la philosophie de Deleuze, propose d’analyser certains de ces symboles de façon brève mais intéressante voir même pertinente mais qui ne m’a pas fait dire : ‘’ah voilà, c’est ça la clé, c’est ça qu’a voulu dire Nietzsche dans son Zarathoustra’’. Et malgré les diverses analyses que j’ai lues, toutes apportent quelque chose, mais aucunes ne m’a véritablement semblé convaincante de manière ferme et définitive. D’un côté, Nietzsche n’a jamais vraiment voulu être ferme et définitif avec ses idées non plus, pis encore avec son Zarathoustra.


Le Zarathoustra ouvre certaines portes sur la philosophie de Nietzsche : on y retrouve et on rencontre certains concepts comme l’Eternel Retour, le nihilisme et la mort de Dieu, le Surhomme et son avènement, tous présenter par cet étrange prophète qu’est Zarathoustra, prophète mais aussi acteur dans la naissance du Surhomme. Sur ces concepts le livre permet de tirer des lignes qui nous font avancer dans une certaine direction sur la philosophie selon Nietzsche. De là à saisir comment les choses s’agencent entre-elles, quelles valeurs et quelles significations ont les symboles présentés, c’est une autre chose, qui, comme je l’ai mentionné, ne m’a pas encore parue de façon tranchée. Aussi malgré mes deux lectures et demi de l’ouvrage, je n’ai pas vraiment pu trancher sur le sujet. C’est un livre qui nous incite à y revenir de temps à autre, qui se veut plus clair à chaque fois mais aussi plus obscur ; certains points que l’on prenait pour acquis à la fin de la lecture précédente peuvent sembler faux lorsque nous tentons de les confronter à nouveau au même texte. Intéressant donc, mais frustrant tout autant.


Jusque-là, j’ai surtout évoqué les points philosophiques de l’ouvrages, mais il faut voir aussi que, dans la lignée de Goethe (très allemand, très XIXème), il y a cette dimension liée au langage qui entre en jeu. Présentée de la philosophie au travers un poème c’est aussi rendre la philosophie belle, jolie à lire, moins austère que le philosophe éclairé à la bougie dans une cave qui pense la tronche appuyée contre un vieux crâne. Aussi certains mots ont plus de sens et de poids en Allemand et il n’est pas impossible que les francophones y perdent avec la traduction, malgré toute la bonne volonté des traducteurs. Malheureusement, mon allemand étant beaucoup trop basique, m’attaquer au Zarathoustra en VO me prendrait beaucoup trop de temps. Et cette histoire/poème philosophique a aussi droit à des scènes mémorables ; l’arrivée du prophète avec le funambule qui se torche, les allers-retours dans la caverne, le fait que ces plus fidèles disciples soit surtout des animaux, ses montées et descentes innombrables de montagnes, son voyage en bateau avec un nain, l’adoration de l’âne des deux rois, etc., en sommes, une ribambelle d’images évocatrices, belles, et drôles surtout, parce que certain passage sont volontairement amusants (et cet aspect-là ce n’est pas quelque chose que j’ai souvent vu associé à l’analyse du livre). Par exemple, un jeu de mot qui n’est pas passé en français (les notes de l’édition le mettent pourtant en avant) avec le I-A de l’âne (Ja allemand > Oui en français, et l’âne ne fait pas hi-han mais iaah-iaaah -pas étonnant qu’on n’aime pas les allemands-). Ou tout bêtement, le funambule qui tombe ‘’poussé’’ par un imbécile aux pieds de Zarathoustra et que celui-ci lui parle de philosophie. C’est marrant.


Mais passé ça, le livre ne m’a pas plus tant que ça. Le reste de ses œuvres est plus facile d’accès ; la généalogie de la morale notamment, surement celui que je préfère, mais le Gai savoir, Aurore, Humain trop Humain ou Par-delà Bien et Mal sont aussi des œuvres complexes et intéressantes qui exposent de façon plus claire sa philosophie. Et c’est avant tout ce que je recherche.
Ainsi Parlait Zarathoustra est un mélange trop spécial pour que je puisse en tirer quelque chose de plus que ce qui se trouve ailleurs chez Nietzsche. C’est bien écrit (en termes de langages Nietzsche est facile à lire, plus qu’un Hegel ou Kant zum beispiel, en termes de concepts, Nietzsche n’est pas simple, quoiqu’on puisse en dire), c’est amusant, c’est original, mais ce n’est pas totalement de la philosophie, ni véritablement un poème, ni un mythe à part entière.


Nietzsche en parle comme son chef-d’œuvre dans Ecce Homo. Pourtant j’ai beaucoup de mal avec celui-ci. Je n’ai pas la fausse prétention de l’avoir saisi entièrement, et peut-être que Nietzsche avait vu juste lorsqu’il disait que ce livre ne serait pas compris avant longtemps. J’ai plutôt l’impression que Le Zarathoustra doit se vivre avec ses tripes plutôt que se comprendre avec la tête, mais ce n’est pas mon cas, et je me demande si c’est vraiment le cas de qui que ce soit. Nietzsche a souvent pesté contre le fait qu’il soit un auteur incompris, et je m’étonnerai toujours que son Zarathoustra soit tant acclamé ; non pas que l’œuvre ne le mérite pas, au contraire, l’expérience vaut le détour, mais si Nietzsche se plaignait d’être incompris, ce n’est pas uniquement à ses détracteurs que le message s’adressait. D'ailleurs, Zarathoustra ne passe-t-il pas son temps à rejeter ceux qui approuvent son message, ses propres disciples ?

Ji_Hem_
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le 25 mars 2019

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