Americanah est un des livres les plus captivants que j'ai lus depuis un certain temps. 

L'intrigue et la narration semblent relativement convenues : une histoire d'amour entre deux âmes sœurs séparées par des océans, mais qui finiront [spoiler alert] par se retrouver, après que chacun d'eux ait pu vivre son propre récit initiatique. Lui (Obinze) au Royaume-Uni, elle (Ifemelu) aux États-Unis. Le schéma de l'intrigue est, lui aussi, relativement conventionnel, puisqu'il s'agit bien d'une sorte de roman d'initiation : Obinze et Ifemelu quittent leur Nigeria natal et devront redémarrer à zéro dans leurs terres d'accueil respectives, tout en bas de l'échelle sociale. Mais chacun finira, épreuve après épreuve, par atteindre une situation sociale et intime enviable. Enfin, tout le récit est mené à la troisième personne, par un narrateur omniscient, qui nous informe des moindres pensées et états d'âme des personnages.

Bien sûr, on peut déjà discuter le fait que tous ces choix soient si conventionnels que cela, dans la littérature moderne... Les codes classiques de la narration ayant été bouleversés depuis quelques siècles maintenant, n'est-ce pas presque original de les retrouver dans un roman d'une pareille qualité ? Cela m'a fait du bien de sentir à quel point l'autrice maîtrisait son récit, d'être un peu tenue en haleine, et de m'attacher à des personnages qu'à force, j'avais presque l'impression de connaître...


En contrepoint de la dimension très « classique » de ce roman, il y a, selon moi, l'écriture unique et rafraîchissante de Chimamanda Ngozi Adichie. Son roman est moderne et instructif, sans être ni prétentieux, ni pédagogique. Il est en fait imprégné de sciences sociales. On ressent, à lire Chimamanda Ngozi Adichie, à quel point elle est portée par des lectures sur la sociologie, et par sa très bonne connaissance (et expérience) de la culture et de l'histoire américaine et nigériane. 
La décision d'intégrer des extraits du blog de son personnage principal à la fin de presque chaque chapitre, est très bonne ; elle permet d'alléger la lecture et de mettre encore plus en valeur, par symétrie, ce qu'il y a d'analytique, de journalistique, dans le ton de l'autrice elle-même. En particulier, lorsqu'elle fait le portrait d'un personnage, ou lorsqu'elle évoque une des pratiques culturelles du pays où elle se trouve : des phrases relativement synthétiques, cinglantes, toujours très évocatrices. Il y a une grande efficacité de l'écriture, l'autrice est capable de brosser le portrait d'un personnage en quelques traits, qui nous permettent de le rattacher à un type sociologique, sans jamais le limiter à cela. Chaque personnage et chaque interaction seront l'occasion d'illustrer subtilement différentes réalités sociologiques, mais aucun personnage n'est un *pur* type, car Ifemelu/narratrice voit toujours au delà : finalement, dans son rapport aux autres, ce n'est pas le cynisme, et une froide observation, qui l'emportent, mais l'empathie. La façon dont le personnage de Kimberley est traité illustre bien cette idée : *housewife* idéale, épouse modèle, blanche et blonde, et bien que pleine de bonne volonté, très superficielle. Dans une version cinématographique, elle serait sans doute un personnage très irritant, et rapidement cliché (je l'imagine un peu comme Betty Draper au début de la série Mad Men, mais version années 2000). Pourtant, le regard toujours juste et précis qu'Ifemelu porte sur le monde en fait un personnage relativement aimable. Ifemelu a fait l'expérience de milieux très divers : elle a côtoyé les très riches et les très pauvres, elle est remontée, redescendue. Cela peut expliquer en partie cette capacité d'empathie avec des personnes très différentes, et cette acuité dans leur description. De plus, l'expérience quotidienne du racisme contraint à savoir interpréter les signes les plus anodins, à être beaucoup plus sensible à beaucoup d'indices dans une interaction. Elle a appris seule les codes de ce pays, dans lequel elle a rapidement compris qu'elle pourrait s'intégrer à condition qu'elle devine sans cesse ce que l'on attend qu'elle soit : une noire aux cheveux bien lissés, et qui ne fait pas de vagues. On peut imaginer que cette expérience d'une société largement hostile fait beaucoup pour la justesse de sa lecture du comportement et des paroles des gens, pour sa sensibilité d'écrivain à ce genre de détails.
Il y a une vraie réflexion sociologique sur le langage et les accents, qui se développe sans en avoir l'air. Il y a aussi de superbes passages sur les cheveux, sujet porteur d'énormément de sens pour la communauté noire, la coupe de cheveux devient un marqueur d'identité extrêmement fort. Si bien que lorsque Ifemelu choisit finalement de garder ses cheveux naturels, cela entraîne toujours cette même réflexion : « c'est par conviction politique ? ». Incroyable.
Admirable aussi, le potentiel cinématographique de ce roman. Il y a d'abord ces deux récits de vie menés en parallèle, entre lesquels l'autrice jongle, et qui finiront par se rejoindre à la fin. Forcément cela fait penser à un film choral, et on imagine très bien une utilisation abondante de montages alternés.
Le récit démarre vraiment alors qu'Ifemelu se fait tresser les cheveux (la coiffeuse lui annonce que ça va bien prendre 6 heures …), juste après qu'elle ait pris sa décision de retourner au Nigeria. C'est là qu'elle commence à se rappeler, son enfance dans son pays natal, son adolescence, son départ... et l'histoire se déroule ainsi, comme un immense flash-back, avec de temps en temps une focale qui se redirige sur Ifemelu dans le salon … C'est un procédé récurrent dans bon nombre de films (des flash backs/une scène fixe avec deux interlocuteurs). Le tissage des tresses faisant comme un écho au tissage de l'histoire. Tresser les cheveux très crépus d'Ifemelu, c'est long, c'est douloureux, un peu comme accoucher de tous ces souvenirs. Il y a plein d'autres éléments qui rappellent le cinéma, mais ça me prendrait trop de lignes...
Bien sûr, on sent qu'elle va finir avec Obinze. Mais parfois, quand elle est encore aux États-Unis, on a vraiment l'impression que sa relation avec Curt et Blaine pourrait continuer, et c'est comme si elle choisissait finalement Obinze, contre les deux autres hommes de sa vie potentiels. La conversation téléphonique avec Curt, quand elle de retour au Nigeria, confirme cette idée. On sent que tout est encore possible avec lui. Cela permet de nuancer le côté un peu conventionnel et attendu d'Obinze comme soul mate absolu, qui l'attendait depuis tout ce temps. Non, il est un parmi les autres soul mates possible, et elle l'a choisi lui, tout comme elle a choisi de revenir au Nigeria. Elle aurait pu choisir un autre homme, ainsi que de rester aux States. Cela fait écho à la vision que semble avoir l'autrice de la politique de son pays : si tant de jeunes gens issus de la récente *middle class* du Nigeria quittent le pays, l'autrice le dit, ce n'est pas exactement pour fuir la pauvreté, ou pour fuir le système politique pourtant hautement corrompu, c'est justement parce qu'ils veulent savoir ce que c'est, avoir le « choix », et elle le dit clairement dans ce passage génial : *«but they would not understand the need to escape from the oppressive lethargy of choicelessness. They would not understand why people like him, who were raised, well-fed and watered but mired in dissatisfaction, conditioned from birth to look towards somwhere else […] were now resolved to do dangerous things, illegal things, so as to leave, non of them starving, or raped, or from burned villages, but merely hungry for choice and certainty*. » (p.276).

La soif d'Ifemelu, de connaître d'autres horizons et d'autres individus, est toujours le moteur de ses départs et ses ruptures, en même temps que la cause du développement de l'intrigue. Elle quitte Curt, parce qu'être avec lui finit par être comme « always sitting by a window and looking out ». Il est toujours légitime de partir, de rompre, simplement parce qu'on sent qu'il y a encore beaucoup à voir, ailleurs.

Mambomiammiam
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le 3 sept. 2020

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