La Bâtarde
7.9
La Bâtarde

livre de Violette Leduc (1964)

   Á en croire ce que Violette Leduc nous raconte de sa vie, rien ne semblait la prédestiner à l'écriture. Elle ne correspond pas du tout aux portraits qu'on a l'habitude de voir brossés dans les biographies d'écrivains. Elle évoque ses origines de misérable, son enfance pauvre à la campagne pendant la première guerre mondiale, ses vols... On la sent dès le début attachée à la nature, à l'instant présent. Pas du tout une assoiffée de lecture ou d'introspection au départ, mais plutôt de vie, de réel, de matérialité… Elle finit par découvrir la lecture à l'adolescence (l'écriture bien plus tard, vers 30 ans passés), mais c'est aussi en matérialiste qu'elle en parle. C'est en grande partie l'objet livre qui l'intéresse, la fascine : toutes ces scènes où elle se décrit contemplant les vitrines de librairies à Paris, les couvertures, leurs couleurs, le nom des auteurs imprimés dessus … C'est aussi l'univers autour du livre qui lui plaît : une des périodes de sa vie où on la sent presque heureuse étant celle où elle travaille chez Plon, et qu'elle voit graviter toutes ces figures plus ou moins connues du monde de l'écriture, dont elle parle avec admiration. De même elle ne se cache jamais de son avarice, ni de sa soif d'argent et de luxe. Son rapport à l'écriture à d'abord été étroitement lié à l'argent : que ce soit les échos qu'elle rédige pour les revues, les scénarios chez Synops, et puis les quelques articles et récits auxquels elle s'est essayée dans les journaux, c'était toujours pour gagner de l'argent, elle l'affirme sans pudeur. Finalement, elle nous répète sans cesse qu'elle est ignare et paresseuse, qu'elle est laide et possessive, qu'elle est née pauvre et vivra toujours dans cette angoisse du pauvre -celle de manquer-, qu'elle aura donc toujours la manie des combines, des stratagèmes pour s'en sortir. En clair, elle semble complètement à rebours de toutes les caractéristiques largement romantisées, idéalisées, que l'on associe habituellement à la figure de l'artiste.

Et son style reflète cela, en ce qu'il est profondément original. Elle a beau se décrire dans toute son obsession pour le prosaïque et sa soit-disant vanité : son style n'en est pas moins authentique, sincère, profondément poétique et audacieux. Elle décrit ses séances de lèches vitrines, affamée de luxe, dans les rues de Paris exactement de la même manière qu'elle décrit la nature dès qu'elle se retrouve à la campagne : poésie pure. Tout est image, couleurs, sensations. La métaphore prend tellement de place qu'on finit par ne plus la voir ; l'image remplace la réalité. Les nombreuses pages décrivant ses premières aventures sexuelles avec Isabelle sont particulièrement marquantes. En dehors du fait que c'est évidemment courageux de décrire cela à l'époque, j'y vois l'expression d'une liberté littéraire absolue. C'est un long poème en prose, remplis d'images qui nous décontenancent complètement, tant elles sont loin de ce dont on a l'habitude en littérature. Il faut lire doucement et attentivement, pour appréhender comme il se doit la nouveauté, la singularité de ses associations d'idées.
Encore une fois, la question se pose, pourquoi n'y a-t-il pas plus d'autrices dans les programmes scolaires ? Violette Leduc devrait être plus connue, et autrement que comme ayant été proche de Simone de Beauvoir, dont les romans ne dégagent pas cette incroyable liberté. La Bâtarde transpire autre chose, d'abord parce que l'enfance et le parcours de son autrice n'a évidemment rien à voir avec celui des auteurs qui lui sont contemporains. La Bâtarde donne envie d'écrire à son tour, dans ce même état d'esprit, libéré du regard des autres, libéré des images que l'on retrouve dans déjà trop de livres et des schémas figés de l'autobiographie.
Il y a ce mystère des images, cette aura magique des phrases de Violette Leduc, complètement imprégnées de sa singularité en tant qu'être humain, et moins des classiques de la littérature et de la philosophie qui l'ont précédée. On a presque l'impression d'une réinvention du langage parfois, au service d'abord de la sensation, au service de l'objet ou du souvenir qu'elle veut décrire. On sent que la plume vibre d'être la plus fidèle possible à la chose vue et ressentie, jusqu'à s'oublier, jusqu'à en oublier tous les carcans littéraires. Petit exemple ici : « Adrienne Monnier vêtue strictement, monacalement, étrangement – oui, une avalanche d'adverbes – d'une longue robe […] ». On est habitué à ce que les auteurs fassent tout pour éviter ce genre de « lourdeurs », parmi lesquelles l'accumulation d'adverbes figure certainement. Violette Leduc s'en fiche bien, son souci de justesse l'emporte sur les conventions. C'est inspirant et cela donne lieu à des descriptions envoûtantes.
Quand ce ne sont pas carrément des digressions philosophiques, on retrouve chez tant d'auteurs ces petites généralisations, ces vérités générales, une maxime par ci par là, entre deux descriptions. C'est intéressant de constater qu'il n'y en a que très peu chez Violette Leduc. Cela témoigne encore une fois de son attention à la vie, à la singularité de chaque instant. Chaque être, et la moindre pétale de fleur, le moindre rayon de soleil, doit apparaître dans sa singularité absolue.

Mambomiammiam
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le 13 avr. 2020

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