Arden
6.3
Arden

livre de Frédéric Verger ()

Comme des pantins agités par le destin

Il n’est rien de plus confortable que de siroter un chocolat au lait trop chaud, affalé dans un fauteuil trop mou devant la cheminée, avec aux pieds de vieilles pantoufles si bien faites à nos pieds qu’elles en deviennent une extension de notre personne. Arden, premier roman de Frédéric Verger, est une telle pantoufle : familière et confortable, dénuée de surprise mais si agréable à porter qu’on lui pardonne aisément toute maladresse.

Le récit est conté par un narrateur fictif, jouant son rôle de passeur de la mémoire familiale : c’est sa tante, vieille dame dépositaire d’un esprit familial qui deviendra un cliché dans la narration, qui lui raconte l’histoire rocambolesque de son oncle, Alexandre de Rocoule, gérant d’hôtel sous l’occupation nazie en Marsovie, pittoresque contrée fictive d’Europe de l’est. On retrouve ici un ensemble de stéréotypes : l’Histoire familiale (le récit force la majuscule) transmise aux enfants, dans une atmosphère de nostalgie condescendante et le tout, cerise sur le gâteau, concerne la Seconde guerre mondiale… Les premières pages sont donc marquées par un rictus ironique : rien ne surprend, tout est attendu – mais : le récit est porté par une voix douce et apaisante, qui transporte le lecteur dans ses méandres apparemment sans fin, sans que celui-ci ne voit de raison à se plaindre.

En effet, le récit est marqué par deux caractéristiques essentielles : d’une part, le texte se présente d’un bloc ; point ici de chapitres, de parties, de paragraphes – la narration est unie, j’irais jusqu’à dire uniforme, se comporte comme un ruisseau trouvant par ses multiples affluents de quoi se régénérer et s’amener jusqu’à la mer. Ce choix du non-découpage force le style à être doux et feutré, puisque le suspense insoutenable de fin de chapitre est ici interdit : la narration doit toujours se poursuivre, quitte à passer du coq à l’âne sans prévenir, mais avec une élégance constante. D’autre part, le rythme du texte est à l’unisson de cette allure « pantouflesque » : le récit proprement dit (soit les détours d’Alexandre et de Salomon, son ami musicien et par ailleurs juif) ne démarre qu’au bout de cent soixante pages, les précédentes se consacrant à planter le décor – la Marsovie, caricatural pays présenté avec une condescendance constante ; le duo central, Alexandre et Salomon et surtout, Arden, une maison de poupées si délicatement peinte. Et ce qu’il y a de tout à fait remarquable, c’est que cela ne transparaît jamais. Ce n’est qu’à la rupture, à ce moment où le récit démarre que l’on se rend compte que l’on n’a pour le moment rien lu. Le récit est porté par un indéniable talent de conteur, de metteur en scène même, tant celui-ci emprunte dans son ton légèrement décalé et sa manière humoristique à un certain théâtre léger, qui force le respect dans son invisibilité. Cependant, ce choix de la théâtralité met à mal l’impact du récit : tout est dilué, tout se confond dans cette indifférence face aux évènements. Il faut observer avec amusement les soubresauts des personnages principaux, car ils sont tout à fait pathétiques. Mais il est malvenu d’appliquer le même traitement aux turpitudes de la vie marsovienne, particulièrement lorsqu’elle celle-ci bascule dans l’horreur propre à l’époque (le meurtre du père Molodine ou la scène de la charrette, qui n’acquière sa force que par ce qu’elle décrit, et non pas par la manière dont elle est décrite – ces scènes, des points pivots du récit, n'ont malheureusement quasiment aucun impact sur le lecteur). Cette distance, ce détachement parfois forcené conduit le lecteur à avoir le sentiment de lire un rapport, un compte-rendu plus que véritablement un récit qui prendrait cœur dans ses personnages.

L’œuvre déroule son récit sans faillir ; c’est une horloge bien réglée, qui égrène les heures et les pages, raconte sans en avoir l’air. Cependant cette nonchalance persistante nuit au roman : il y a une excellence formelle dans Arden, mais il n’y a pas d’âme. Le propre de la forme littéraire est de propulser le lecteur à l’intérieur de l’ouvrage, de faire participer le lecteur dans son propos. Arden de ce point de vue, n’est pas un roman : c’est une pièce de théâtre, à laquelle on assiste sans jamais y prendre part. Le style, forcé par le choix structurel, atténue les émotions et dilue l’éventuelle horreur des situations, ce qui est particulièrement gênant pour la conclusion : de page en page, le rythme s’accélère, jusqu’à une fin qui en a l’air bâclé, puisque dépourvue de toutes les fioritures dont s’embarrassait le roman jusqu’alors, qui paraît avoir été mise en place dans le seul but de ne pas ressembler aux personnages, incapables de rédiger leur troisième acte.

En effet, si l’auteur parvient à proposer cent soixante pages sans faire avancer son récit, c’est qu’il encombre celui-ci d’une multitude de détails et d’anecdotes qui, s’ils contribuent à l’ambiance du récit (et ne sont donc pas inutiles en soi), alourdissent celui-ci et le transforment par moments en une parodie : ainsi de tout ce qui concerne « l’histoire familiale » des Rocoule, idée scénaristique plus tape-à-l’œil que vraiment utile. L’idée est que la narration est portée par un neveu d’Alexandre de Rocoule, ayant appris l’histoire par la voix de la sœur de celui-ci : le problème est que tout au long du roman, celui-ci se comporte comme n’importe quel narrateur omniscient ; ce n’est que parfois, trop rarement, qu’il semble se souvenir qu’il ne peut tout savoir et propose, l’air de s’excuser, des visions divergentes, mais toujours sur des anecdotes mineures et sans aucune importance. Il est en effet certains détails dont le narrateur n’aurait en aucun cas pu avoir connaissance. Si ceci n’est qu’un détail, il met à mal la beauté du récit, en en faisant un monstre boursouflé.

En dépit de tous les reproches que l’on peut – légitimement – lui adresser, Arden reste un objet littéraire formidable, un hommage parfois remarquable, rarement pertinent – il aurait pu être judicieux, pour raconter la même histoire, de choisir un autre cadre, notamment temporel… – mais toujours digne d’intérêt, à une certaine forme de récit qui a pu peut-être se perdre depuis les grandes heures du XIXe siècle. Le livre constitue un retour vers le passé, dans son ton et sa méthode, intéressant mais indéniablement désuet.
Penro
5
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Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Prix littéraire des grandes écoles 2014 (5e édition)

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le 26 mai 2014

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