Se lancer dans Au Cœur des Ténèbres, c'est accepter d'embarquer pour un voyage dont on ressortira forcément changé, que cela soit à un degré violent ou imperceptible, de l'exacte même manière que Marlow - héros et narrateur - sera transformé, ligne après ligne - semaine après semaine.

Car Heart of Darkness c'est cela : un point de départ, puis une longue et fascinante plongée dans les ténèbres, jusqu'à un point d'arrivée fondamentalement différent, quand bien même identique en termes d'unités de lieu ou de personnage.

Longue d'abord, car l'épopée de Marlow, sa quête insensée - et il le sait - durera des mois, des années même. Combien exactement, on ne le sait pas. Conrad, en véritable prestidigitateur des Enfers, manipule le temps et l'espace à sa guise, et on se retrouve régulièrement perdus dans l'aventure, à l'image des personnages égarés sur ce continent et cette jungle auxquels ils n'appartiennent pas, qu'ils ne comprennent pas. Le narrateur pourra ainsi très bien marcher en pleine jungle le long d'une phrase, et se retrouver - à la faveur maximale d'un passage à la ligne - des mois plus tard dans un campement de fortune.

Conrad joue ainsi avec le lecteur, le manipulant à sa guise, lui montrant qu'il ne contrôle pas plus le récit que les hommes ne contrôle une quelconque situation sur place. Et c'est part de la fascination qui émane de Heart of Darkness.

Car s'il y a bien une sensation que provoque ce livre, c'est celle-ci : la fascination. On reste interloqué, de longues pages durant, sans réellement comprendre pourquoi. La forêt nous étouffe littéralement, l'ambiance de mort et de folie constante nous aliène, la maladie nous ronge et l'air nous suffoque. Chaque description, tels les allers et retours d'une faux dans l'obscurité, arrache définitivement un bout d'humanité. Chaque mot est pesé, chaque phrase lourde de sens et de signification.

Je me souviens au cours de ma lecture avoir pensé que ce livre pourrait sans aucun doute à lui seul rendre fou un homme, en l'étouffant petit à petit, l'atteignant moralement, dans son intégrité et ses convictions qui, selon l'importance qu'elles accordent aux notions de civilisation et d'humanité, pourraient s'écrouler en l'espace d'une phrase.
Alors au final peu importe si le dernier quart - fin exclue - m'a légèrement déçu de par la faible présence de Kurtz rapportée à son importance ; car à l'image de ces nègres blessés et épuisés se regroupant sous un bosquet à l'ombre rafraîchissante - longeant un ruisseau scintillant à l'allure idyllique - avec pour ultime but de mourir entre eux avec sérénité, mais pas moins dans un véritable charnier, Conrad signe ici une œuvre captivante de part sa morbide magnificence, dont il est difficile de détacher les yeux quand bien même ce qu'on y voit nous horrifie.
VGM
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le 2 avr. 2014

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