L'éternelle condition du criminel ou l'exquise déchéance des bas-fonds

Aucune bête aussi féroce d'Edward Bunker est un merveilleux roman noir, un chef d'oeuvre dans son genre, un roman haletant, profond et entièrement rempli de tessitures. Je ne peux repenser à la lecture de ce roman sans sentir mon coeur battre et il faisait un temps bien long que je ne m'étais pas autant délecté d'une oeuvre littéraire. Max Dembo est un ancien taulard, qui après huit ans de prison, est relâché en conditionnelle. Cependant, très vite, il rompt celle-ci, s'enfonce de nouveau dans l'activité criminelle de braqueur et finit en apothéose (ou en catabase ?) dans une traque palpitante jusqu'aux confins de l'Europe. L'oeuvre se divise en trois parties.


La première partie se consacre à la sortie de prison et au retour à la réalité du personnage principal. D'une certaine manière, dans le tout premier dialogue, le dénouement est écrit à l'avance. Cela permet par ailleurs une véritable pensée philosophique et sociétale sur le rôle de la prison et sur la capacité de réinsertion de ceux qui ont purgé de grandes peines. On peut s’appesantir sur la conception protestante et américaine de la prison qui se distingue des pays catholiques par le fait que le criminel est considéré comme une personne à mettre au ban définitivement de la société et qui, finalement, ne peut jamais être réinsérée (d'où la persistance de la peine de mort aux Etats-Unis d'Amérique). Dans ce pays là, sous ces lois là, dans un monde libéral, le personnage principal, pourtant volontaire, ne s'en sort pas et retombe dans la criminalité. La déchéance se fait ici, face à la cruauté du monde du travail, de la communautarisation du Milieu des anciens taulards. Le tout est teinté d'une certaine obsession pour l'homosexualité en prison et la frustration sexuelle du taulard qui cherche désespérément un vagin pour satisfaire ses pulsions.


La deuxième partie est authentiquement plaisante et permet de voir l'aisance du personnage dans le fait qu'il assume désormais complètement le retour au crime. Le lecteur assiste à l'élaboration des plans, à leurs réalisations parfaites ainsi qu'une certaine tension tragicomique. La ribambelle des personnages tous aussi attachants les uns que les autres, notamment ceux d'Allison, d'Aaron, L&L Red ou de Jerry, nous fait voyager dans un L.A digne des plus grands films noirs sur le sujet de la criminalité. Ces allers retours entre ces visages familiers créent un amour sincère entre le lecteur et chaque personnage du livre qui finalement sont nos propres avatars. On ne peut que ressentir et admirer ce que l'auteur fait du nihilisme poussé à son paroxysme par le personnage principal qui braque presque par routine, dans un L.A où la logique libérale fait de cette routine son seul moteur de survie. Cette habitude là, qu'Allison tente de fuir, Max la retrouve dans les affres du crime. L'habitude de la noirceur, la déchéance, le retour aux bas-fonds. Le personnage principal s'enfonce dans ce nihilisme haineux avec la connaissance parfaite de sa fin imminente. Il est également impossible de ne pas évoquer l'omniprésence de la drogue dans ce roman. Quel formidable portrait de l'homme moderne est ici dressé. Quel formidable roman noir où les retournements de situation sont exquis à lire même quand ils deviennent prévisibles. Quel formidable aboutissement pour un auteur qui a connu de si près la réalité carcérale et les bas fonds de L.A.


La troisième partie se finit en apothéose car il s'agit de la traque après le dernier braquage, celui qui tourne mal après lequel le personnage, qui semblait condamné, réussit à fuir en Europe depuis L.A. L'homme se retrouve tout nu, baigné du sang de ses victimes pour lesquelles il n'éprouve aucun remords. Ce qui était annoncé à l'origine arrive enfin : l'homme passe de la conditionnelle à l'ennemi public numéro 1. Son histoire avec la femme qu'il aime(il ne l'aime pas vraiment cela dit?) est proprement passionnante, surtout quand elle se double de vendettas sanglantes, cruelles et là encore machinalement exécutées comme sur un tapis d'usine. La traversée des Etats-Unis, pour un protagoniste qui parcourait de longs en larges L.A, afin de survivre, est poignant et haletant. Le lecteur est plongé avec le personnage, en lui, dans sa crainte, dans son abattement et ses choix douloureux, faussement douloureux peut-être. Puis vient le temps de la morale : il n'y a pas de justice, la haine est tenace et on ne sort jamais des bas-fonds que par la mort ou la cavale. Joli portrait d'une société américaine où l'homme ne peut échapper à sa condition.


Tout est donc réussi dans ce livre. Le style est limpide comme de l'eau de roche, les personnages sont d'une rare profondeur (aucun n'est négligé), l'intrigue sous une apparente complexité se lit aussi facilement qu'une brochure de tourisme et les réflexions de fond sur la psychologie nihiliste des personnages et la société américaine nous sont livrés avec modestie mais efficacité. Rarement il m'a été donné de lire un livre si profond, où un mot évoque tant et tant de réalités, où un dialogue me séduise autant et où les héros (comment pourrais je tous les citer) me tirent tous quelques larmes. Je ne peux conseiller que vivement ce livre d'Edward Bunker qui, au delà d'être une forme de roman social et politique sur la société américaine qui ne laisse pas de place aux reclus, fausse terre de deuxième chance, est surtout un roman noir sur la criminalité des braquages qui ne nous fait jamais défaut, ne nous ennuie jamais et nous fait passer des nuits, des heures et des jours tourmentés de plaisir.

PaulStaes
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le 7 août 2017

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Paul Staes

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