L'inconvénient du temps qui passe, c'est que les horreurs de la Seconde guerre mondiale, mais également celles du régime stalinien, deviennent de plus en plus abstraites pour les jeunes générations.


L'avantage, c'est qu'on peut enfin trouver des ouvrages de haute tenue scientifique sur le sujet et qui ne cèdent pas un pouce de terrain à l'idéologie, aux idéologies devrait-on dire. Quand j'étais môme dans les années 80, les choses étaient relativement claires dans l'imaginaire collectif moyen :



  • le soldat allemand lambda ne faisait que son devoir et il ne fallait pas confondre la Wehrmacht et les Nazis

  • la Shoah était un épisode apocalyptique mais découplé des opérations militaires

  • tout n'était pas parfait en URSS, mais le régime n'était pas si mauvais que cela

  • toute l'URSS s'était levée comme un seul homme contre l'envahisseur nazi

  • les Allemands avaient été supérieurs dans tous les domaines, seuls l'hiver et le réservoir russe en hommes avaient décidé du cours de la guerre

  • Hitler était une nullité n'y connaissant rien aux questions militaires et avait accumulé les erreurs tactiques

  • Stalingrad avait été le véritable tournant de la guerre

  • les Allemands avaient vu les tours du Kremlin dans leurs jumelles et étaient à deux doigts de prendre Moscou


et bien le livre dynamite a peu près chacune de ses représentations mentales. Je ne reprends pas point par point, cela serait présomptueux de résumer en quelques lignes un livre aussi dense et riche de 900 pages, qui se lisent pourtant d'une traite.


Toutefois, en plus de remettre les points sur les i sur des données factuelles et balayer définitivement certaines crapuleries héritées de l'après-guerre (sur le comportement de la Wehrmacht en premier lieu), les auteurs réussissent le tour de force de manier connaissances encyclopédiques et conclusions synthétiques très séduisantes.
Entre autres idées fortes et convaincantes on pourra relever : l'Allemagne nazie ne pouvait pas gagner la guerre car elle méprisait trop les questions logistiques et sous-estimait trop, y compris jusque dans la défaite, son adversaire ; la brutalité de l'armée allemande envers les civils a été multipliée par le contexte nazi mais plonge ses racines au moins depuis la guerre franco-prussienne de 1870 ; Staline a commis des erreurs gigantesques et criminelles mais le système se serait effondré sans lui ; même sans les purges de 1937-1938 l'armée rouge se serait pris une tannasse en 1941 car prisonnière d'une doctrine offensive totalement inopérante ; tous les généraux russes n'étaient pas des incompétents, même si l'encadrement inférieur a été d'une faiblesse rarement vue dans l'histoire moderne européenne ; la supériorité tactique des Allemands était indéniable, mais les Soviétiques avaient sans doute pour eux une meilleure approche stratégique globale etc. etc.


Autre idée très forte qui émerge du bouquin et qu'il faut absolument retenir : si l'URSS ne s'est pas effondrée malgré le choc incroyable de Barbarossa, c'est parce que ce système était déjà habitué au chaos et à la gestion de la désorganisation permanente. Paradoxalement, les purges et la rotation incessante des cadres, employés et ouvriers depuis la fin de la NEP ont agi autant comme un poison que comme un remède. Ainsi, dans un système par essence chaotique, l'effet de sidération provoquée par l'attaque massive n'a pas eu autant d'impact sur l'Etat et l'administration, sans parler de l'Armée (martyrisée par Staline avant et pendant la guerre), qu'il a pu en avoir sur le front Ouest. Ce point est vraiment crucial et explique en bonne partie l'échec allemand.


Enfin j'ai surtout apprécié grandement un aspect essentiel. Si l'URSS a été - à tort - relativement épargnée par l'intelligentsia française jusque dans les années 90, il est de bon ton depuis par réaction d'en faire un frère jumeau de l'Allemagne nazie. Or c'est ignoble : les deux régimes ne se valaient pas.
Le comportement de l'Armée Rouge en Allemagne, vis-à-vis des femmes en particulier, a été abject, mais rien à voir avec tout ce que les Allemands ont fait en Biélorussie, en Crimée ou à Saint-Pétersbourg. Si le régime stalinien est sans conteste l'un des pires de l'histoire, il n'a jamais produit de théorie sur la supériorité de la race, l'espace vital, l'extermination totale sur une base ethnique, le droit d'un peuple à asservir tous les autres.


Le livre, sans jamais rien cacher des faiblesses, des fautes ni des crimes du régime soviétique refuse de renvoyer les deux ennemis dos à dos : il y a bien un agresseur et un agressé, et si les deux régimes sont indéfendables, l'un l'est tout de même encore moins que l'autre. Il serait bon de ne pas l'oublier.

openupandbleed
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le 3 févr. 2020

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le 3 févr. 2020

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NicolasHR
8

Très intéressant.

Un ouvrage très instructif, surtout dans les faits antérieures à l'opération. Je regrette cependant la description des manœuvres, qui peut être barbante par moment.

le 20 avr. 2021

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