Portrait ravageur d’une station balnéaire dévorée par l’ennui, la violence et la corruption.

«Cette nuit, hypocrite lecteur, mon semblable, à l’heure où tu commences la lecture de ce livre, roman, nouvelles ou chronique, appelle comme tu voudras ces proses, ces rebuts du néant, en cette nuit gelée où la mer semble si proche et si distante, tout près d’ici, dans cette Villa, en mai, juin, juillet, août, septembre, qu’importe le mois de cette morte-saison australe, dans sa demeure du quartier résidentiel El Pinard el Norte, quelqu’un, un géomètre progressiste, nique son gamin, quelqu’un, un ouvrier mécanicien, dans son baraquement en tôle de la Virgencita, dérouille sa nana, quelqu’un, un péon ivre, en étrangle un autre au cours d’une partie de cartes dans un hangar, quelqu’un, à la gare routière, un veilleur de nuit chaussé d’espadrilles, une fois le dernier bus parti, prend un maté, ce bifteck des pauvres, quelqu’un, un malade du sida, se passe une corde autour du cou dans sa tanière du sud, quelqu’un, un contremaître d’une fabrique de ciment, enterre le cadavre de sa fiancée sur le terrain d’un chantier, quelqu’un, un jeune officier du commissariat, applique la gégène à un jeune voleur à la tire, quelqu’un, un paumé, enfoui sous des cartons, crève de froid à la porte d’un immeuble proche du quai, quelqu’un, un chauffeur de taxi, baise sa belle-sœur pendant que son frère, agent de sécurité, assure son service de nuit dans un entrepôt, quelqu’un, un lascar, file sur les sentiers du bord de mer pour échapper aux flics, quelqu’un, un conseiller municipal, sniffe un rail tandis que la partie de poker s’éternise, quelqu’un, une vieillarde apeurée, lâche ses chiens dans la nuit, quelqu’un, un animateur de radio, passe du Pink Floyd et se roule un joint, quelqu’un, derrière un temple, un évangéliste possédé, une hache à la main, fend le crâne de sa promise, pauvre pécheresse, quelqu’un, un caissier employé à la Banco Provincia, sort du casino après y avoir perdu, en plus de son salaire, une somme qu’il sera incapable de justifier, quelqu’un, le traiteur de la rue voisine, ôte sa ceinture et entre dans la chambre de son fils où son ombre se projette, quelqu’un, ton voisin, entrepreneur dans le bâtiment, se branle devant des films porno, quelqu’un, le meneur d’une des bandes d’El Monte, deale du crack à des gamines et à des gamins qui, encagoulés, viennent juste d’empoisonner ton rottweiler et vont maintenant pointer leurs armes sur toi, et ta femme devra les sucer, ils serreront ta fille, et mieux vaut cracher où tu planques ton fric parce que t’imagines pas ce qu’ils peuvent leur faire à elles, avec ce fer à repasser gagné grâce à tes points fidélité au supermarché, un fer qu’ils ont branché et qui chauffe déjà sacrément.»


Lorsque la Villa Gesell, la station balnéaire imaginée par Guillermo Saccomanno, entre dans la saison morte, les monstres du passé de cette ville qui servit de refuge à de nombreux officiers allemands et autrichiens fuyant la débâcle nazie ressurgissent, en même temps que l’angoisse du chômage, de la pauvreté et qu’une violence inouïe.


Derrière la promesse de bonheur des étés en bord de mer, la Villa – où s’opposent deux mondes, les façades tape-à-l’œil des hôtels du front de mer et le centre bourgeois, encerclés par un océan de misère qui ne cesse de s’étendre – révèle sa vraie nature, «tel un tableau de Jérôme Bosch», lieu de perdition marqué par les heures sombres du nazisme et de l’Histoire argentine, comme un concentré des dérives des sociétés contemporaines.


«De plus en plus de sans-abri dorment là où la nuit les surprend : sur un chantier abandonné, dans le fond d’un hangar, sur un banc de la gare routière. On sait ce qu’est la nuit hivernale sur la côte Atlantique : le gel, la pluie de neige fondue, un froid qui fend l’âme. Arno est différent. Pas seulement à cause de sa résistance physique malgré son âge. Mais parce qu’il appartient à une autre race. Supérieure. Il doit avoir dans les quatre-vingt ans. Il parle un allemand qu’on comprend mal. Et, à la Villa, ce qui est allemand fait encore autorité. Ce n’est pas vraiment un blason, mais on te regarde différemment si tu es d’ascendance germanique. C’est pourquoi Arno se distingue de tous les autres clodos et sans-abri qui traînent dans la ville. Et qui parfois s’en prennent à lui. Simplement parce que ce sont des aigris. Salauds de « negros ».»


Familles brisées par l’inceste, les violences conjugales ou la pédophilie, trahisons et vengeances sanglantes, abus sexuels, vols avec torture, racisme, misère, exploitation économique, corruption, litanie de suicides, préadolescents ruinés dès douze ans par la drogue et l’alcool, et dont les nuits sanglantes évoquent le «Moscow» d’Edyr Augusto : Qu’importe les meurtres et les scandales, ils seront le plus souvent étouffés, gommés pour que la saison touristique brille de tous ses feux, et pour que ceux qui en accaparent les profits continuent de prospérer sans gêne. Qui se sacrifierait en élevant la voix ?


Dante, rédacteur du journal local El Vocero et pivot du roman, tente, malgré ses marges de manœuvre réduites dans un organe de presse sous contrôle, de gratter la surface du miroir et de révéler la nature véritable de cet enfer.


Dès sa première phrase, le roman choral de Guillermo Saccomanno, qui embrasse la foule entière d’une ville, entraîne le lecteur dans les grandes profondeurs vers l’épicentre du mal, à la manière d’un Roberto Bolaño, avec des dizaines de récits se succédant comme la houle, tableau des faiblesses d’hommes qui tous rêvent d’être purs, confrontés à la violence et à des inégalités sociales insupportables, récits qui prennent parfois un tour comique, mais qui, page après page, font mourir l’espoir de l’héroïsme et de la rédemption.


«Bermúdez, le jardinier, on l’appelle le Cyclope parce qu’il n’a qu’un œil. Enfin, il a ses deux yeux, mais il ne voit qu’avec le gauche. Le droit n’est qu’une fente grise. Si tu lui demandes ce qui lui est arrivé, il raconte qu’il a eu un accident de la route. Et il le détaille avec précision. Comme s’il le revivait. Pourtant, la vérité est tout autre. Dante la connaît. Le Cyclope, on lui a crevé son œil dans un centre de torture clandestin. Il militait au PRT. Après toutes ces années, tu dois te demander pourquoi il continue de dissimuler la vérité. Non, il n’a pas honte. Il a simplement peur que les bourges d’El Pinar del Norte ne lui donnent plus de boulot parce qu’il est de gauche.»


Retrouvez la note de lecture de ce roman explosif et monumental sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/09/22/note-de-lecture-basse-saison-guillermo-saccomanno/

MarianneL
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le 22 sept. 2015

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