Belle du Seigneur est décidément le plus beau, le plus éloquent, le plus immense roman que j’ai pu lire ; et je crois bien qu’on a rarement aussi bien écrit sur la passion amoureuse et ses plus ou moins tendres et rugueux revers que ne l’a fait Cohen.
Les personnages d’abord ! Solal cynique Don Juan circoncis - ô les belles pages sur les manoeuvres du Solal séducteur et le mépris d’avance et toutes les babouineries etc. -, Ariane douce et tendre et sensible idiote, Adrien Deume l’ambitieux et le fainéant - ô l’affamé social ! - et le petit vieux Deume et la petite vieille Deume, couple infiniment pratique et grotesque, et les Valeureux aussi, Saltiel, MANGECLOUS ! Salomon, Michaël, Mattathias, etc. : Génie de Cohen que d’avoir légué à la littérature certains de ses plus grands personnages, singuliers caractères et peintures inaltérables des pensées inassouvies de chacun, gestes à chaque fois capturés et restitués tantôt solennellement, tantôt ironiquement ; il y a quelque chose de très théâtral dans tous ces personnages, dont les noms, quand on a achevé le roman, ne peuvent plus nous paraître communs et vides de sens ou flous : Ariane est à jamais Ariane, Adrien Adrien, Solal Solal, etc. ; et ils pourraient chacun faire de leur patronyme un adjectif comme on parle d’harpagons, d’épopée gargantuesque, d’exploit herculéen ; du seul mot de mangeclous on qualifierait quelqu’un d’extravagant, excessif, éloquent, menteur ; du seul mot de deume on qualifierait celui qui est tout aussi ambitieux que ridicule et calcule jusqu’à sa moindre apparence sans en suspecter vraiment les justes travers ; du seul mot d’ariane on qualifierait la touchante et belle et candide et un peu bête jeune femme ; du seul mot de SOLAL on qualifierait l’éternelle solennité du juif séducteur et génial ; et il n’y aurait rien de réducteur dans tout ce vocabulaire issu de l’oeuvre de Cohen ; simplement on sent bien, quand on a fini ce livre, à quel point tous ces personnages sont décrits au travers d’une flagrante justesse, qui nous les fait apparaître si singuliers, si spéciaux, qui nous fait les aimer tous.
Le roman est bien aussi, la plupart du temps, un superbe théâtre, et c’est en partie de ceci que Cohen tire du comique : il y a exactement ce qu’il faut d’ellipses pour aiguiser curiosité et passion ; le plus souvent, chaque moment important dans la vie d’Adrien Deume est tout simplement passé sous silence pour accentuer, peu après, le plaisir que l’on a d’assister au récit qu’en fait celui-ci ; et Cohen, de la sorte, nous fait chausser tour à tour les paires d’yeux de chaque personnage pour nous en faire ressentir les bassesses, les infirmités, les obsessions inavouables et pourtant avouées : obsession de la mort, dégoût de la chasse d’eau, etc. : le ridicule côtoie toujours, chez Cohen, nos pensées les plus dignes et les plus nobles.
BREF : il faut lire Belle du Seigneur, l’histoire de Solal des Solal en cette année 1936, juif né sur l’île grecque de Céphalonie et naturalisé français ensuite, à Genève devenu l’inofficiel numéro deux de la Société des Nations en sa qualité de Sous-Secrétaire Général, soudain, un soir, au Ritz, lors de la réception brésilienne, épris pour cette femme redoutable de beauté, noble parmi les ignobles apparue, et il fallut un seul battement de ses longs cils recourbés pour savoir que ce serait elle, Ariane d’Auble, elle, l'inattendue et l'attendue, Princesse Himalayenne, Boukhara divine, heureuse Samarcande ; femme d’Adrien Deume, petit bureaucrate fainéant et plein d’ambitions, un avide d’importance, un voulu réussisseur, un carriériste ; et parce qu’elle lui est apparue si spéciale, Solal décide qu’il ne la séduira point comme les autres, et pour qu’elle seule les rachète toutes, il se vêt comme un vieux juif errant, clochard, pauvre aux dents manquantes ; mais Ariane le repousse et ne les rachète pas et alors il la séduira comme les autres, en trois heures seulement, et quand il voudra, il la sifflera, et elle accourra parce qu’il sait les manoeuvres, il sait que quand il voudra elle sera sienne, lui Solal, lui Don Juan, qui était fait pour être roi mais n'est pas né ainsi, et ne daignerait pas devenir chef politique car pour cela il faut être élu par le peuple et pour être élu par le peuple il faut lui ressembler et lui ne lui ressemble pas ; alors il règnera sur les femmes et il les choisira belles et à son goût car quel plaisir sinon !
Sur le reste, sur la passion elle-même entre Solal et Ariane ; je ne veux rien en dire : il faut lire pour s'en imprégner et la ressentir, en éprouver la géniale justesse. :)