Si vous entamez la lecture de cette critique, je tiens à vous prévenir que c'est la plus longue de ma carrière SC et qu'elle risque de vous coller une hémorroïde cérébrale...


Je ne crois pas aux généralités même s'il m'arrive facilement d'en dire, je crois par contre en la lutte des classes et trouve que Clint Eastwood a parfaitement défini notre humanité le jour où il a divisé le monde en deux catégories. 
Actuellement au cinéma, on est assez clivé, le spectateur doit souvent choisir entre un film spirituel désigné film d'auteur ou dramatique, et un divertissement désigné film Grand spectacle ou comédie. (Oui malgré les efforts produits par la planète des singes l'affrontement, je me sens un tantinet nostalgique des merveilles de Conan le barban). Si vous êtes du genre à vouloir le beurre et l'argent du beurre, c'est-à-dire à désirer un film aussi ludique que profond, vous êtes présentement frustré par le cinéma et je vous convie chaleureusement à chercher votre bon plaisir dans la littérature en général et la bande dessiné en particulier.
Je suis un adepte d'une littérature que l'on peut qualifier de sale ou bourrine, cela ne l'empêche pas d'être emprunte d'amour métaphysique et d'eau philoso-frigoriphique, la désignation "violence poétique" me semble adéquate.
Au premier abord Brefs entretiens avec des hommes hideux mérite sa place dans mon étagère (Entre perv, une histoire d'amour et conte de la folie ordinaire). A la douce époque précédant ce placement littéraire j'ignorais que l'auteur ciblait deux types de lecteurs en général et un en particulier... Et croyez moi, si vous ne faites pas partie de l'une ou l'autre de ces deux cibles, ce bouquin va vous sembler aussi captivant qu'une place de parking.
Mais intéressons nous quelque peu a l'auteur avant de nous focaliser sur ses travers.
David Foster Wallace, né le 21 février 1962 à Ithaca et mort le 12 septembre 2008 à Claremont, est un écrivain, nouvelliste, essayiste, romancier américain. Il était également professeur au Pomona College à Claremont en Californie. Il a écrit des textes de fiction marqués par l'humour et la volonté de rompre la linéarité narrative (en employant, par exemple, de fréquentes notes de bas de page), en mêlant abréviations et mots anciens, ce qui donne à sa prose un aspect que l'on a qualifié de « labyrinthique ». Le thème dominant de ses œuvres est l'évocation d'un monde malade, violent et désorienté. (Merci Mr wiki)
Les notes de bas de page en question remplissent parfois la page, ne laissant que trois malheureuses lignes au texte durant une dizaine de pages, le champ fictionnel est donc parfois noyé sous un déluge analytique. Cela peu devenir atrocement pesant pourtant loin de moi l'idée de reprocher ce choix à l'auteur, David Foster Wallace a déjà ça pour lui : c'est un jusqu'au-boutiste. Respect.
David est le genre d'auteur utilisant le champ lexical dans son ensemble, certaines nouvelles emploient la vulgarité propre au langage courant, d'autres préfèrent les termes aseptisés des professions médicales, une autre encore fait part des déviances numériques potentielles que peut entrainer notre civilisation. Les figures et autres exercices de styles abondent, il faut une concentration sans faille pour pleinement comprendre les tenants et aboutissants de ce recueil. Ma cadence de lecture sur mon lieu de travail était d'un bouquin par semaine, il m'a fallu deux semaines de plus pour terminer Bref entretien avec des hommes hideux. Je devais fréquemment me concerter avec mes collègues pour connaitre la définition de certains mots, stopper quelques heures ma lecture sous peine de lamentablement piquer du nez contre le bouquin (Lire est toléré mais dormir contre un livre est très mal vu à ce taf) et relire les pages dont le sens m'avait échappé. Mes collègues ne comprenaient pas pourquoi je m'obstinais à finir un texte aussi indigeste. C'est que j'attendais depuis deux années sa réédition et venais de dépenser 27 euros 50 pour l'avoir. Je tenais mordicus à rentabiliser mon investissement tant émotionnel que financier.
Afin de parfaitement illustrer ce que l'on traverse en visitant ce recueil, je vous recopie la page 175, Datum Centurio (la nouvelle abordant les déviances numériques potentielles). Cette nouvelle dure 9 pages (175 à 183), et possède la forme d'un lexique ou d'un dictionnaire. Vous pourrez constater qu'elle se décompose en deux parties distinctes, la seconde partie du texte est identique sur chacune des pages. Datum Centurio retrace l'étymologie, les racines et l'évolution du mot «date » dans les 20 ème et 21 ème siècles.
Datum Centurio
Extrait du Leckie & Webster's, Lexique connotativement
sexospécifique d'usage contemporain au format dvd³-600 Go
dont 1,6 Go de Hot text Hyperdisponible corrélé à
11,2 Go de notes connotatives sexospécifiques, contex-
tuelles, étymologiques, historiques et d'usage, disponible
également en version augmentée de somptueuses exten-
sions illustratives dans les cinq grands SensoriMedias*,©
2096 R. Leckie Datafest Unltd.



˘ pat / ă pay /ăr care / ä father / b bib / ch church
/ d deed / ĕ pet / ĕ be / f fife / g gag / h hat / hw which
/ ĺ pie/ îr pier/ j judge/ k kick/ l lid/ m mum/ n no, sudden
/ ng thing/ ŏ pot/ ö toe/ ô paw, for/ oi noise/ ou out/ o˘o took / o¨o
boot / p pop / r roar / s sauce / sh ship, dish / t tight / th thin / th
this, bath / ŭ cut / ûr urge / v valve / w with / y yes / z zebra, size / zh
vision / @ about, item, edible, gallop, circus / å fr. ami / œ fr. feu,
All. schön / ü fr. tu, All. über / KH All. ich, Ecoss. loch / N Fr. bon.


*= Lexie à forte représentation statistique.   † = Origine obscure.
‡ = Origine idiomatique

Illustration pentasensorielle disponible : introduire la fiche neurale
et entrer : ROM\C.A.D.PAK\TREILLIS5*.*.


Comme annoncé précédemment, l'auteur est donc un jusqu'au-boutiste. Cela peu sembler insignifiant, mais à la base le jusqu'au-boutiste, c'est un individu sans limite, c'est une foutue incarnation de la liberté ! (Quand même) C'est rare et parfois même précieux un jusqu'au-boutiste. Si j'étais un inconnu célèbre, je parlerais sans complexe de la différence entre un bon et un mauvais jusqu'au-boutiste. Je prendrais Jean-Louis Costes comme exemple pour illustrer un mauvais jusqu'au-boutiste, un jusqu'au-boutiste faisant mine de toucher à tout mais finalement  spécialisé dans un seul domaine, un jusqu'au-boutiste ultra-limité. Je parlerais ensuite de la catégorie tabou, celle des jusqu'au-boutistes frustrés, comme Gainsbourg, dont le talent et la réussite invraisemblable n'ont servi qu'a lui rappeler le massacre de ses aspirations. Puis je conclurais avec les bons jusqu'au-boutistes, les petits gars comme Boris Vian, les jusqu'au-boutistes épanouis malgré leur affliction naturelle, les gars prêts à tout endurer au profit de leurs rêves. 
David Foster Wallace fut indéniablement un bon jusqu'au-boutiste à un moment donné, notre société occidentale a cependant dû réussir à le virer dans la section Tabou. (Oui, malgré la catastrophique restriction qu'implique le fait d'avoir deux cibles de lecteurs en général et un en particulier, David a indéniablement trop de talent pour être traité de mauvais jusqu'au-boutiste par un inconnu)
Sur les 23 nouvelles, je retiendrais principalement la nouvelle en 4 parties portant le nom du recueil : Brefs entretiens avec des hommes hideux. Car si les 19 autres nouvelles m'ont passablement ennuyé ou laissé indifférent, celle-ci a exploré doucement mais sûrement un domaine avec tant d'intensité que j'en suis encore sur le cul.
La nouvelle en 4 parties Brefs entretien avec des hommes hideux développe l'adage suivant : Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. L'exemple qu'a choisi d'utiliser David pour illustrer ce proverbe est le viol au féminin. Le côté provocateur semble indéniable, il est cependant ingénieusement décortiqué et finalement sapé par le travail analytique de l'auteur. Le texte a beau être rébarbatifs, nous sommes loin du poncif, car malgré sa thématique relativement banale ou son traitement analytique, et donc malgré le fait que la fiction de David soit plus proche d'un essai ou du journal intime d'un scientifique que d'une fiction à proprement parler, l'originalité et le brio de l'auteur sont indéniables. Les différentes techniques narratives lui permettent de mettre en place une profondeur émotionnelle célébrissime que l'on atteint extrêmement rarement : la catharsis. Et ressentir un truc comme ça, putain, c'est potentiellement plus intense que devenir millionnaire au loto.
Alors comment a-t-on pu en arriver là ? Comment un jusqu'au-boutiste capable de vous faire atteindre une catharsis d'une simple petite nouvelle en 4 parties peut produire 19 autres textes totalement indigestes ? Et comment un bon jusqu'au-boutiste pourrait changer de désignation d'abord ? Je veux dire, quand on est intègre avec soi-même en début de carrière, qu'on résiste à la pression initiale, généralement on le reste jusqu'à la fin de sa vie... Mais qui sont donc ces deux foutues cibles ayant entravé ce brave jusqu'au-boutiste ?
Il suffit de lire le commentaire élogieux de Jeffrey Eugenides (l'auteur de Virgin Suicides) sur la 4ème de couverture pour comprendre.
"Ne vous demandez plus qui reprend le flambeau de la grande tradition comique tenu jusqu'alors par Sterne, Switft et Pynchon : c'est Wallace." Jeffrey Eugenides
Là vous vous demandez potentiellement où je veux en venir. Si c'est le cas, c'est que vous ne connaissez pas les auteurs en question. Allumons les lumières de Mr wiki.
Jonathan Swift, né le 30 novembre 1667 à Dublin, en Irlande, et mort le 19 octobre 1745 dans la même ville, est un écrivain, satiriste, essayiste, pamphlétaire politique anglo-irlandais . Il est aussi poète et clerc et à ce titre il a été doyen de la Cathédrale Saint-Patrick de Dublin.
Laurence Sterne, né le 24 novembre 1713 à Clonmel, en Irlande, et mort le 18 mars 1768 à Londres est un romancier et ecclésiastique britannique. Ses œuvres les plus célèbres sont The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman(Tristram Shandy), et A Sentimental Journey Through France and Italy (Voyage sentimental à travers la France et l'Italie) mais Sterne publia aussi des sermons, écrivit des mémoires et prit part à la vie politique locale. Il mourut à Londres après avoir lutté contre la tuberculose qui mina les dernières années de sa vie.
Thomas Ruggles Pynchon Junior, né le 8 mai 1937 à Glen Cove dans l'État de New York, est un écrivain américain connu pour ses œuvres mêlant absurde et érudition.
La première cible (en général) est donc l'élite intellectuelle, David Foster Wallace accepte certainement d'être lu par tout le monde, mais il ne s'adresse principalement qu'à ses pairs. Or David évolue dans un milieu d'intellectuels bourgeois. (Et oui, mon opinion liminaire sur la lutte des classes n'était pas un commentaire décoratif).

La seconde cible, quand à elle, obtient le fameux "particulier" uniquement si elle s'additionne avec la première cible, car comme chaque mâle hétérosexuel moderne, David à une affection toute particulière pour la gente féminine.
Les deux cibles de l'auteur établies, on comprend mieux pourquoi il s'échine par diverses notes, figures de style et commentaires personnels, à signifier aux têtes pensantes qu'il va constamment plus loin qu'elles dans la réflexion, tout en prenant soin de ménager et flatter l'égo de ses lectrices. Car ne vous y trompez pas, lorsque vous finissez une nouvelle de ce type en l'ayant comprise, voir appréciée, c'est que vous en êtes capable. D'une certaine manière cela prouve votre appartenance à l'élite intellectuelle. Même si vous êtes néanmoins moins futé que l'auteur. N'étant ni une gonzesse, ni un intello, et ayant un vif ressentiment pour la classe dite "supérieure" vous vous doutez bien que je fus passablement déçu par cette constatation.


Je décrirais la maladie ayant emporté ce brave jusqu'au-boutiste comme étant le Syndrome de Rimbaud.
Syndrome de Rimbaud : Sentiment de supériorité intellectuel asthénique. Individu réalisant à un stade pas forcément avancé de son existence qu'il sait tout sur tout mieux que tout le monde et qu'il n'a donc plus vraiment grand chose à attendre de la dite existence.
Le fond de l'histoire global sombre alors dans un sordide cliché proche de ce que peu faire Bret Easton Ellis, la chronique d'un nanti dont l'intelligence l'isole de la masse grouillante sans l'empêcher de subir les mêmes affres pulsionnels qu'eux, les annales d'un esprit supérieur souffrant de son incapacité à restreindre l'animalité la plus basique animant son corps, l'aventure d'un mec unique faisant "subtilement" savoir à qui mieux mieux dans ses textes qu'il espère trouver un jour l'âme sœur capable d'être son égal au point de le rendre fidèle voir même heureux. La confession d'un intello bourgeois dépressif déguisé en fiction contemporaine n'éveille pas trop mon empathie en vérité.
J'espère que le chef d'œuvre officiel de David, Infinite Jest (1996), sera publié un jour dans notre douce langue, et qu'il me prouvera que j'ai tord, car sincèrement je crois que la somme d'expériences sociales et professionnelles de David Foster Wallace à lentement mais surement bafoué son immense talent.
meifu
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le 25 août 2014

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