Dans son dernier roman, Stéphane Fière, fin connaisseur de la Chine contemporaine, nous emmène sur les pas du camarade Wang, vice-ministre du commerce et PDG du groupe Yinyuan, une des plus grosses fortunes chinoises, en visite en France pour faire ses courses. Sur sa liste de commissions : un domaine viticole, une chaine d’hôtels de luxe (« stations estivales pour les non-pauvres »), un laboratoire de recherche génétique, une coopérative bio et quelques autres broutilles. Il emmène avec lui une armada de conseillers, de secrétaires, six jeunes et jolies « camarades de lit », « ces personnages légers qu’en Chine il faut toujours emporter sur soi », ainsi que Thibault Marsan, un traducteur marié à la nièce du vice-ministre. Au Français, qui hésite entre la voie d’une collaboration sans état d’âme et la tentation d’un sursaut gaulois, Wang déclare : « Ne t’offusque pas, l’argent c’est nous qui l’avons, c’est vous qui êtes en vente. »
Le petit groupe poursuit son périple, entre marchandages, guerre des nerfs avec des entrepreneurs peu au fait des méthodes parfois déroutantes des négociations à la chinoise, repas gargantuesques et trop arrosés dans les meilleurs restaurants gastronomiques, coucheries diverses et râleries sur ce pays en voie de tiers-mondisation rempli de grévistes au « comportement anti-patriotique », jusqu’à l’apparition de Sandrine Roynac, une universitaire spécialiste de la dynastie des Song.
Avec un humour noir consommé, l’auteur touche juste lorsqu’il décrit cette génération de sexagénaires formés sur les barricades de la Révolution culturelle, ayant amassé des fortunes colossales en mêlant sans complexe prédation capitaliste et carrières dans les plus hautes sphères de l’Etat. Le personnage de Wang, enrichi grâce aux mines de charbon dénationalisées et dont le bagout puise autant dans le franc-parler du paysan parvenu que dans les proverbes antiques, est symptomatique d’un profil social très courant dans l’élite chinoise contemporaine. Lorsqu’un journaliste français, qui a bénéficié de fuites d’informations, lui demande de but en blanc : « M. Wang, êtes-vous en train d’acheter la France ? », sa colère est terrible. C’est pourtant bien ce thème-là qui est au cœur du roman : la lente transformation d’une France incapable de se renouveler en colonie chinoise, vendue par des grands bourgeois et des politiciens qui n’ont, en matière de cynisme, guère de leçons à prendre de leurs interlocuteurs chinois. Presque seul, un viticulteur proteste mollement au début du récit : « Nous deviendrons les acteurs d’un décor de théâtre à l’échelle de notre propre pays. » Il se vendra pourtant comme les autres.