« À Pripyat, la nuit commence à tomber quand les animaux déterrent les carcasses. Elles se retrouvent éparpillées dans les rues vides, comme des lucioles » (chapitre V, p. 65). Dans ce Carnet de Pripyat, la catastrophe de Tchernobyl est à l’image de ces carcasses fluorescentes : elle est un arrière-plan, le symbole toujours présent mais visible seulement par intermittence d’un passé qui a laissé des traces. Le vrai sujet du récit, ce serait plutôt l’identité d’un individu.
Le personnage principal, « quelqu’un que nous pourrions appeler, provisoirement, Malofienko » (p. 9), se retrouve aux alentours de la Zone, qu’il a évacuée à la suite de la catastrophe, âgé de quelques mois. Il cherche à s’y retrouver, comme on dit dans les reportages de journal télévisé consacrés aux pèlerins de Compostelle. Or, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il peine : sa vie est bordélique, comme peut l’être la vie d’un natif des années 1980 au début des années 2010. Ça donne des passages comme celui-ci : « Malofienko cherche quelque chose à lui dire. […] Un grumeau cyrillique se déplace intensément vers cette zone de pensée. » (VII, p. 111) – oui, il y a de belles trouvailles visuelles dans le Carnet de Pripyat.
Parallèlement, l’auteur donne l’impression d’avoir peiné, lui aussi, à trouver un angle d’attaque pertinent, un peu comme un chien qui n’arrive pas à ronger un os trop gros pour lui ou d’une forme trop bizarre. Du coup, ce n’est peut-être pas un hasard si j’ai eu du mal à rentrer dedans, comme on dit. Ni si les propos les plus intéressants sont des digressions : « (On peut être, en même temps, le cirque et son unique spectateur.) » (II, p. 33) ou « Dans n’importe quelle boucherie, s’il était possible de diviser le travail en castes, l’équarrisseur représenterait l’échelon le plus près de l’animal vivant, prêt à être égorgé et débité en morceaux aptes à la consommation. » (IV, p. 89)
De fait, Tchernobyl semble surtout un prétexte à la quête du personnage, mais sans que la centrale ou l’accident n’établissent de véritables ponts avec elle. À la rigueur, la question de la modernité pourrait faire figure de point commun, mais alors d’autres lieux auraient tout aussi bien – voire mieux ? – convenu. Sur le sujet, j’ai trouvé la Supplication de Svetlana Alexievitch plus efficace, et la Zone de Markiyan Kamysh plus intéressant.

Alcofribas
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le 22 août 2018

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