Ce court essai est une sorte de modèle, de socle commun au travail de recherche de Nathalie Heinich, qui nous aide à comprendre la démarche dans laquelle s’inscrivent ses travaux. Il lui a souvent été reproché, notamment concernant ses ouvrages autour du milieu de l’art, de ne pas prendre clairement position, voir même de dissimuler ses idées derrière une fausse neutralité. Je trouve que cet essai est un moyen de comprendre le processus qui lui fait aujourd’hui adopter une posture qui se veut objective, de voir comme son travail découle d’une réflexion rigoureuse et cohérente, bien loin d’une forme de paresse intellectuelle ou d’un moyen détourné de faire passer des idées orientées. Ainsi, « Ce que fait l’art à la sociologie » s’articule autour de cinq chapitres clés qui décrivent à chaque fois une posture (anti-réductionniste, a-critique, descriptive, pluraliste, relativiste), et aboutissent à ce que Nathalie Heinich qualifie de « neutralité engagée ». C’est une position plutôt rare, mais qu’elle considère comme étant un moyen de renouer le dialogue, de favoriser l’intercompréhension entre des univers qui sont parfois en rupture. Il s’agit d’une nouvelle manière pour la sociologie d’avoir un « rôle social », de médiation, explique-t-elle.


Finalement, on comprend par cet essai que Nathalie Heinich, en voulant faire de la sociologie spécifiquement appliquée au domaine de l’art, a du même coup modifié sa pratique et sa conception de la sociologie elle-même, au-delà du champ artistique. A mon sens, avec cet essai, elle prône même une éthique qui dépasse le domaine de la sociologie.


Un petit résumé des cinq postures :


I - La posture anti-réductionniste


A partir du XIXème siècle, commencent à s’opposer deux conceptions différentes quant à la nature de la création artistique. A une conception basée sur un régime de communauté, qui prône une éthique de la conformité, s’oppose une conception basée sur un régime de la singularité, qui prône une éthique de la rareté. Cette tension, encore très actuelle, entre régime de communauté et régime de singularité, Nathalie Heinich la met en évidence par la question du don artistique, défendu par les uns, décrié par les autres. Face à ces questions, la sociologie de l’art a adopté une position visant à une valorisation par le régime de société, se transformant en fait en une critique du singulier. Elle s’est alors inscrite dans une démarche (dans un milieu où règne le particulier) de réduction au général (donc réductionniste), où l’artiste n’est plus que le produit d’un contexte économique, d’une classe sociale, ect…
Or, ce qui fait la spécificité à la fois imaginaire et symbolique de l’art, est pour elle bel et bien sa singularité, irréductible à la pluralité d’un collectif. Elle pose alors la question suivante : « Peut-on se satisfaire d’une sociologie qui dit tout de son objet, sauf, précisément, ce qui constitue sa caractéristique propre ? »
Pour elle, le sociologue doit désormais adopter une posture anti-réductionniste.


II - La posture a-critique


Ici, Nathalie Heinich veut ouvrir le domaine de la sociologie de l’art, en passant « d’une sociologie critique à une sociologie de la critique », autrement dit comprendre les mécanismes par lesquels se construit le régime de singularité, comment il s’impose, pourquoi il est l’objet de critiques, …
Elle pose plus spécifiquement la question suivante :
« Comment la singularité est-elle devenue une valeur artistique, tant dans l’évaluation des oeuvres que dans le comportement des artistes ? »


III - La posture descriptive


Ici, Nathalie Heinich veut tendre vers une sociologie qui, plus qu’expliquer, explicite. Par expliciter, elle entend décrire, mettre en évidence la logique interne, les « raisons » des acteurs, et ici ce sont les oeuvres (et les discours qui les accompagnent) qu’elle considère comme des acteurs à part entière.
« S’intéresser aux oeuvres non pas pour ce qu’elles valent, ou ce qu’elles signifient, mais pour ce qu’elles font. »


IV - La posture pluraliste


En combinant à la fois une exigence de singularité (une oeuvre doit être unique et le fruit des spécificités d’un artiste) et d’universalité (une oeuvre doit trouver une résonance chez un large public), le monde de l’art fait état d’un paradoxe. Pour la sociologie, prendre en compte ces deux aspects, qui malgré leurs contradictions ne sont pas incompatibles, c’est adopter une posture à la fois anti-réductionniste, a-critique et descriptive, en somme une posture pluraliste.


V - La posture relativiste


Par posture relativiste, Nathalie Heinich entend tendre vers un travail descriptif, où l’on ne cherche plus à savoir « si les acteurs ont raison, mais à montrer qu’elles sont leurs raisons ». Elle part du principe que le constat, bien qu’il relativise parfois des valeurs, n’est pas une revendication, ni une prise de position. Si le sociologue est amené à un certain relativisme, il ne se prononce pas sur la supériorité ou l’infériorité des valeurs en question.

AniaGirard
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le 7 avr. 2021

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