Un journal retrouvé dans l’avenir par des descendants de l’humanité au langage abâtardi. Un village quelque part, affichant tous les stigmates d’une ruralité que l’on croirait échappée d’un roman de terroir. Et, entre ces deux époques, un récit mystérieux intitulé Charøgnards.


Reprenons.


Un homme, inconnu, consigne dans un cahier les faits auxquels il assiste, témoin impuissant d’un événement qui le dépasse. Depuis plusieurs jours, comme dans un remake hitchcockien, freux, choucas et autres corbeaux s’assemblent dans les environs. Signes de mauvais augure, ils semblent annoncer une catastrophe prochaine dont aucun médium ne relate les manifestations alarmantes. De son plein gré, l’homme abandonne le scénario qu’il devait terminer pour devenir le narrateur de cette fin du monde s’avançant en catimini. Très vite, il est rejoint par sa femme, ses voisins et les autres habitants du village. Mais, il reste le seul à vouloir mettre des mots sur l’inquiétude et la peur latente qui minent la bonhommie de son entourage. Et plutôt que de fuir, de déserter, il préfère rester, coûte que coûte, pour braver la menace indicible qui croît, jour après jour.


Pour qui écrit-il ? Pour lui-même, avant tout, histoire d’opposer la force de l’écrit à la lente désagrégation de la réalité. Car bientôt son épouse et son enfant disparaissent, comme effacés de l’existence. Puis, ce sont ses voisins et les villageois qui s’évanouissent sous les croassements moqueurs de charognards toujours plus nombreux. Alors, il s’enferme entre les murs familiers de sa maison de maître, dressant des inventaires, entretenant ses souvenirs et énumérant les jours pour lutter contre l’inexplicable rétractation de la réalité, contre le bégaiement de la chronologie et le glissement du temps vers un présent immuable, tout entier tourné vers le néant.
Mais, peut-on se fier à ses écrits ? Cet homme n’est-il tout simplement pas fou, abusé par sa psychose et cherchant à l’imposer comme la seule vérité ? Et cette fin du monde n’est-elle pas tout simplement pas la fin de sa propre existence ?


À bien des égards, Charøgnards s’apparente à un OLNI. Un long poème en prose où la forme et le fond semblent se répondre, amplifiant la détresse d’un homme solitaire confronté à la fin du monde ou à sa propre folie. Dans un crescendo dramatique, Stéphane Vanderhaeghe se livre à une expérience d’écriture que certains pourraient juger rébarbative. Pourtant, à aucun moment celle-ci ne paraît vaine. Bien au contraire, tout est pesé, mesuré à l’aune d’une langue imagée. Les jeux de mots comme les assonances, les effets typographiques comme les phrases tronquées témoignent du lent délitement du langage, seul support auquel se raccroche le narrateur pour ne pas glisser vers un néant en forme de fondu au noir. On évolue ainsi en territoire de l’inquiétude, les doutes et les angoisses du narrateur réveillant nos propres craintes, et on se perd dans les circonvolutions d’un esprit contaminé par la paranoïa.


Sous l’apparence d’un récit elliptique et introspectif se cache une vraie expérience de lecture, un voyage au centre de la tête, au cœur du processus d’écriture. L’essayer, c’est l’adopter, à la condition de lâcher prise.


Aparté : Soulignons pour terminer la qualité de l’objet livre, dont la sobriété et la composition participent à la fascination pour le récit.

leleul
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le 30 août 2015

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