Joëlle Moulin est diplômée de l’École du Louvre et docteure en Histoire de l’art. Dans un « beau-livre » réédité par Citadelles & Mazenod, elle analyse les liens souvent étroits entre le cinéma et la peinture.


De tout temps, la peinture n’a cessé d’être injectée dans le cinéma. C’est Alfred Hitchcock plaçant Norman Bates, le héros de Psychose, dans la Maison au bord de la voie ferrée d’Edward Hopper. C’est Vincente Minnelli parcourant l’Europe pour s’immerger dans les paysages de Vincent Van Gogh et employant une pellicule désuète pour obtenir les variétés de tons escomptées. C’est Akira Kurosawa s’inspirant des estampes japonaises ou du Bain à la Grenouillère de Claude Monet. C’est Woody Allen, Orson Welles ou Alfred Hitchcock (via ses célèbres caméos) s’adonnant à des autoportraits rappelant, pour des raisons évidentes, l’art pictural. C’est Jean Renoir influencé par l’impressionnisme de son père Auguste – Boudu sauvé des eaux cite Les canotiers à Chatou quand Elena et les Hommes en fait autant avec la Blonde à la rose. C’est Fritz Lang baignant ses films dans les eaux évocatrices du romantisme ou de l’expressionnisme allemand. C’est une fascination pour le portrait (ou le tableau) exprimée chez Fritz Lang, Luchino Visconti ou Albert Lewin. La fondatrice et transversale Arrivée d’un train en gare de La Ciotat ne marche-t-elle pas dans les pas du Train dans la neige de Claude Monet ? Un siècle plus tard, David Lynch, venu de la peinture, ne reproduit-il pas les bouches meurtries et déformées de Francis Bacon ? Son ambition se fond dans la réalisation de tableaux en mouvement. Et si ses peintures n’investissent pas directement l’écran, elles irriguent chaque idée de cinéma et concourent à donner un sens pictural – et cubiste – à des films volontiers oniriques et mystérieux.


Avec son grand format (24 x 32 cm), ses illustrations en couleurs et sa jaquette rhodoïde transparente, Cinéma et peinture est un « beau-livre » particulièrement immersif. Il fait la part belle à l’art dans une logique de toile-écran parfaitement servie par les images comparatives qu’il intègre. Le lecteur peut ainsi considérer l’influence de la Hudson River School et des paysages vertigineux de Thomas Cole sur les westerns de John Ford, celle de Vittore Carpaccio et Thomas Gainsborough respectivement sur Orson Welles (pour les costumes d’Othello) et Stanley Kubrick (pour ceux de Barry Lyndon), celle de George Grosz sur Les Damnés de Luchino Visconti ou encore celle du Nouveau Réalisme sur Clint Eastwood. En plus de Vincente Minnelli, Vincent Van Gogh a fait l’objet des attentions d’Akira Kurosawa (les promenades oniriques et le musée imaginaire de Rêves) et de Maurice Pialat, dont la principale préoccupation fut de montrer le tempérament de l’artiste peintre (son film s’ouvre d’ailleurs sur une main nerveuse en train de peindre).


Joëlle Moulin nous rappelle également l’emprise grandiose des expressionnistes sur des pans entiers du cinéma : Orson Welles, Fritz Lang, Robert Wiene, Friedrich Wilhelm Murnau ont tous habillé leurs images d’ombres et de contrastes lumineux saisissants. Lang, Murnau et Wiene ont par ailleurs façonné des univers de perdition annonciateurs du cinéma d’horreur. On trouve chez eux des sujets proches de ceux des peintres de la Nouvelle objectivité contemporaine – eux-mêmes découlant de l’expressionnisme. Otto Dix, George Grosz ou Egon Schiele exercent une influence considérable sur le cinéma allemand des années 1920-1930. Ce ne sont toutefois pas les seuls peintres dont les toiles se répercutent sur pellicule. Le Cabinet du docteur Caligari semble redevable au dessinateur autrichien Alfred Kubin, tandis que la Cathédrale de Lyonel Feininger (1919) et La Danse des ombres de Samuel van Hoogstraten (1615) s’avèrent troublantes de ressemblance avec Metropolis et M le maudit, de Fritz Lang.


L’influence peut être assumée ou inconsciente, épisodique ou permanente, directe ou détournée. Si le chef décorateur Robert Boyle avoue avoir projeté Le Cri d’Edvard Munch dans Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock, les choses sont moins évidentes avec L’Île des morts d’Arnold Böcklin et le château de Citizen Kane, voire entre Frederic S. Remington et les réalisateurs de westerns (même si certains d’entre eux, à l’instar de John Ford, le citent assez clairement). Le rapport à l’image est certainement aussi essentiel pour le peintre que pour le cinéaste : Sydney Pollack filme Jeremiah Johnson en Panavision pour rendre indissociables personnages et paysages ; Charlie Chaplin invente le premier homme-image avec Charlot ; Citizen Kane met à profit les grands angulaires et la profondeur de champ ; les artistes du Bauhaus parlent d’art total quand Wim Wenders perçoit une forme d’idéal dans le Voyage à Tokyo de Yasujirō Ozu.


Edward Hopper, gratifié à lui seul d’un chapitre entier, illustre à merveille les considérations communes que partagent le peintre et le cinéaste, ce qui explique probablement qu’on le retrouve chez Alfred Hitchcock (Psychose), Woody Allen (Manhattan, Vicky Cristina Barcelona) ou Wim Wenders (Paris, Texas). D’un bout à l’autre de son ouvrage, Joëlle Moulin cherche précisément à mettre en lumière ces « considérations communes » qui, plutôt que de montrer un septième art en plein bégaiement pictural, font état des glissements incessants entre la peinture et le cinéma, dans une réinterprétation perpétuelle de l’image. Il y a là une science inépuisable qu’on ne fait évidemment qu’effleurer.


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le 1 oct. 2019

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