En temps de confinement, j'ai finalement trouvé utile de m'attaquer à ce livre qu'on essayait, jusque-là en vain, de me vendre depuis des années. Je dis bien en vain car, pour voir le personnage de Sylvain Tesson souvent, trop souvent sur les plateaux télé pour ses livres ou pour commenter l'actualité du moment (je me souviens particulièrement des jours qui ont suivi l'incendie de Notre Dame de Paris), je me suis fait un portrait sur l'auteur - que je n'avais pourtant jamais lu jusqu'ici - assez précis : je le trouvais, et d'ailleurs je le trouve toujours, insupportable. Pénible de pédanterie, avec cette aptitude inouïe à parler comme un académicien, c'est-à-dire comme un ivrogne du verbe, plus obsédé par sa parole que par l'intérêt réel que lui porte son auditoire.


Pour tout dire, de ce seul point de vue a priori et 100% ad hominem, Tesson ne partait pas gagnant. Mais même ma mauvaise foi peut être contournée, et il a admirablement su le faire.


Parce que ce livre m'a plu. Mieux : il m'a enchanté, dans le sens le plus fort du terme. J'oserai même dire qu'il m'a changé, comme seuls les bons livres savent le faire, ceux qui survivent à l'actualité, et qui échappent plus longtemps que les autres à la morsure du temps et aux dents de l'oubli.


Le synopsis est simple : Sylvain Tesson, l'écrivain-voyageur par excellence, décide de cesser de bouger. Désormais, ce n'est plus dans le mouvement qu'il écrira, mais à travers la posture de l'anachorète. Il se retire du monde, vivant en ermite pendant six mois (de février à juillet 2010) dans l'un des coins les plus reculés du globe : un cabane, au bord du lac Baïkal, en Sibérie donc. La seule compagnie durable qu'il s'autorisera, en dehors des camarades de beuveries qui le rejoignent ponctuellement, le temps de soirées au coin du feu et massivement arrosées à la vodka, seront ses deux chiots, Aïka et Bêk, qu'un couple d'amis lui donnera au mois de mai.
Seul événement réellement marquant du récit : le message qu'il reçoit de sa compagne, restée en France, qui lui annonce mi-juin, à quelques semaines de son retour, qu'elle le quitte. Tout le reste, dans ce journal qui'il tient pourtant au jour le jour, n'est qu'un ensemble de considérations philosophiques, de traits d'esprits, de réflexions sur l’érémitisme et la quête de sens, et quelques notions introductives au survivalisme en milieu hostile, dans ces paysages somptueux où l'ours n'est jamais très loin, le tout saupoudré des citations des livres que Tesson a emmené avec lui (et dont il nous dresse la liste précise). Ces livres, ces auteurs, des Stoïciens au Marquis de Sade, de Camus à Chrétien de Troyes, de Nietzsche à Mishima jusqu'à Maurice G.Dantec, Tesson va s'en faire de véritable amis, de véritables alliés pour cette vie solitaire qu'il se construit volontairement, comme un Christopher McCandless (le héros de Into the Wild) version vieux sage, et surtout vivante (spoiler alert : oui, il ne meurt pas comme un idiot à la fin.)
De la considération philosophique, des envolées lyriques, des conditions de survie pour un McGyver Français lâché au cœur de l'hivers russe...mélangez tout cela, et au lieu de trouver la mixture indigeste que l'on pourrait craindre, on se retrouve à la place, au fur et à mesure des pages qui défilent comme des jours, et inversement, avec un seul mot, le plus beau mot pour décrire son récit : de la poésie.
Poésie de l'instant, poésie de celui qui a su s'affranchir du temps pour n'en garder que la substantifique moelle de l'expérience du vivant. L'écrivain se forge face à l'organisation de son quotidien. Il entretient son corps à l'épreuve des températures, aux kilotonnes de bois coupés à la hache et en creusant dans la glace les trous à travers lesquels ils pourra pêcher.


Sylvain Tesson accompli là à lui seul les fantasmes de bon nombre d'hommes du présent et des temps révolus, mais dont la plupart n'auront sans doute jamais le courage d'accomplir : se retrouver seul face à la nature, c'est incarner l'idéal romantique de l'homme confronté aux éléments déchaînés. C'est aussi l'idéal de liberté de grands auteurs américains : Thoreau, London, Hemingway... Evidemment, c'est aussi l'idéal anachorète, de tous ces moines médiévaux qui ont renoncés à tout pour se consacrer au divin. L'idéal Stoïcien ? Bien entendu ! Ces Stoïciens qu'il cite sans cesse, et dans lesquels il se reconnait comme un rouage parmi les rouages de l'ordre du monde. Quoi d'incompatible avec le Tao To King ? Rien : là encore, il est en adéquation avec la pensée du "wuwei", le non-agir. La quintessence même de l'être-là, regarder, se taire, et laisser faire les choses.
Dans les paysages de la taïga,Tesson nous raconte le monde et se veut le réconciliateur de l'Homme et de la Nature. Face à l'incontestable vérité, et aussi sous les hectolitres de vodka qu'il ingurgite tout au long de son séjour, l'ermite parvient à l'état que nous autres, civilisations modernes, avons sans doute oublié, et que nous devront sans doute un jour reconquérir :


Sylvain Tesson est vivant.


En se mettant à la frontière du monde des hommes (et en rédigeant ces mots je mesure tout le sens du "Midgard" des mythologies scandinaves), l'ermite se place au cœur même de l'univers, aux premières loges pour le spectacle terrible et magnifique du vivant et des forces de la Nature, tout en apportant avec lui ce que la pensée humaine a de meilleur.


Et si on peut noyer tout cela dans la vodka, pour célébrer dignement, à la russe, le court du monde, pourquoi s'en priver ? Pour accepter ses chagrins, faire le deuils de ses amours, et les laisser, au moment du départ, au sein des merveilles des paysages de la taïga, le monde offre à l'ermite son plus beau remède : l'eternel silence de ses espaces sauvages.


Voilà en peu de mots le récit d'un homme qui, ayant lu Sylvain Tesson alors qu'il le détestait, ne pu s'empêcher de se laisser aller à un soupçon d'envie et d'admiration, au point de se laisser aller au mimétisme. Ce parler tellement insupportable colle pourtant merveilleusement quand il ne garde qu'une pure vocation poétique. Serait-ce là son secret ?


Ou peut-être que le manque d'alcool me fait délirer. Je ne sais pas. Je ferais mieux d'y remédier.

ArkhomRabnam
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le 22 mars 2020

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