Les lecteurs potentiels qui ne peuvent se passer d'une ambiance et d'un environnement urbain se sentiront sans doute quelque peu dépaysés en pénétrant dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson, ce journal d'un Robinson volontaire qui, à la veille de ses quarante ans et après moults aventures vécues à travers le monde, ressentit l'appel de la forêt et le désir de vivre six mois loin des hommes, afin de prendre la mesure de lui-même et de s'assurer qu'il pouvait trouver en lui matière à subsister.

" Habiter joyeusement des clairières sauvages vaut mieux que de dépérir en ville". La profession de foi est ainsi déclinée dès les premières pages. Et qu'emporte-t-il notre écrivain pour cette traversée du désert intérieur, à la pointe du cap des Cèdres, sur les rives du lac Baïkal : des livres ( 67 au total ), des cigares et de la vodka ? " Le reste, écrit-il, l'espace, le silence et la solitude, était déjà là ". "Dans ce désert - ajoute-t-il - je me suis inventé une vie sobre et belle, j'ai vécu une existence resserrée autour de gestes simples. J'ai regardé les jours passer, face au lac et à la forêt. J'ai coupé du bois, pêché mon dîner, beaucoup lu, marché dans les montagnes et bu de la vodka, à la fenêtre. La cabane était un poste d'observation idéal pour capter les tressaillements de la nature. J'ai connu l'hiver et le printemps, le bonheur et le désespoir et, finalement, la paix." Le début de la sagesse, en quelque sorte, mais une sagesse chèrement acquise, car " si la liberté existe toujours, il faut en payer le prix" - affirmait, non sans raison, Henry de Montherlant.

Une sagesse qui exigera beaucoup de Sylvain Tesson, non seulement de la force mentale mais des efforts physiques et de la résistance, afin de venir à bout de 24 semaines loin de tout, dans un environnement peu clément aux êtres aussi civilisés que lui." Vivre seul entre quatre murs de bois - avoue-t-il - rend modeste ". Et c'est en effet un sentiment de modestie que dispense, dans un premier temps, cette existence qui a le mérite de vous réduire à vos seules frontières intimes. Comme le petit prince sur sa planète, Sylvain va devenir l'ami des mésanges - " car l'ermite s'interdit toute brutalité à l'égard de son environnement. C'est le syndrome de saint François d'Assise. Le saint parle à ses frères oiseaux, Bouddha caresse l'éléphant enragé, saint Séraphin de Sarov les ours bruns, et Rousseau cherche consolation dans l'herborisation ". Alors qu'un monde obsédé par l'image, comme le nôtre, se refuse à goûter "aux mystérieuses émanations de la vie".

L'ermite, étant seul face à la nature, demeure fatalement l'unique contemplateur du réel et "porte le fardeau de la représentation du monde, de sa révélation au regard humain". A travers ces lignes, l'auteur nous rend compte d'un voyage qui est d'abord et avant tout une traversée de soi-même, un pèlerinage au coeur de ses doutes et de ses aspirations qui condamne à ne se nourrir que de sa propre substance. Si l'homme civil veut que les autres soient contents de lui, le solitaire est forcé de l'être de lui-même, sinon sa vie est insupportable. D'où cette astreinte au devoir de vertu. Plutôt que de vouloir agir sur le monde, laisser le monde agir sur vous. Renversement des perspectives et des diktats de la vie sociétale. En s'isolant dans une cabane à mille lieux de toute habitation, on disparaît obligatoirement des écrans de contrôle, on s'efface dans le murmure du vent, de la prière ou des livres.

Mais ce n'est pas tant d'abnégation que Sylvain Tesson a besoin. Il n'est pas un moine qui aurait mis ses pas dans ceux de saint Antoine ou de saint Pacôme. Non, l'ermite des taïgas qu'il s'est voulu pour six longs mois est davantage un forestier qui veille à se tenir aux antipodes des renoncements. Si le mystique tente de disparaître du monde, l'homme des bois, amoureux de la vie sauvage, veut se réconcilier avec lui. Il a le goût de la beauté, de l'ordre des choses et, à l'occasion, de la vodka.

"Les voyageurs pressés ont besoin de changement. Ils ne trouvent pas suffisant le spectacle d'une tache de soleil sur un talus sablonneux. Leur place est dans un train, devant la télévision, mais pas dans une cabane. Finalement, avec la vodka, l'ours et les tempêtes, le syndrome de Stendhal, suffocation devant la beauté, est le seul danger qui menace l'ermite".

J'aime ces notations avec lesquelles l'écrivain-voyageur rythme son récit, ses coups de griffe, ses enthousiasmes, ses mélancolies, ses fulgurances qu'il dispense de son écriture de poète : " Le soir, je fais du pain. Je pétris longtemps la pâte". Cette simplicité des mots pour exprimer les gestes les plus humbles sonne comme une cloche de monastère dans le silence des mots qu'il nous plaît d'expérimenter parfois.
abarguillet
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le 28 août 2013

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