De l'inégalité parmi les sociétés, en Anglais connu sous le titre de Guns, Germs & Steel (et que j'ai lu en version originale) est un livre écrit par Jared Diamond qui s'attelle à la question épineuse de savoir pourquoi les Européens (ou l'homme Blanc si l'on schématise encore plus) dominent le monde. La réponse est souvent teintée de politique, de religion, de philosophie même, pour expliquer la suprématie de l'homme Blanc, son génie, la supériorité de sa civilisation, même en refusant l'idée de race.

Jared Diamond, au contraire, en tant que géographe, en plus de mener un travail qui se veut scientifique, essaie de prouver qu'il n'existe tout simplement pas de génie de l'homme Blanc, mais que sa situation est déterminée par un hasard géographique pur et complet. En fait, l'auteur tente de comprendre les grands mécanismes de l'histoire et d'expliquer pourquoi l'environnement a facilité la domination des Européens sur les autres civilisations, dans une sorte de grande chaîne de causes à effets. Par la même occasion, Diamond explique le monde actuel.

Des causes, il en existe beaucoup pour expliquer la "chance géographique" de l'Europe : la présence de la plupart des animaux "domesticables" pour l'agriculture (qui libère l'esprit et permet l'invention de l'écriture - donc de l'histoire - de la pensée ou la naissance de structure d'États par exemple), la présence de la plupart des graines sauvages pouvant être domestiquées pour l'agriculture (et chose unique, la possibilité de boire le lait), ou une proximité avec le Croissant Fertile et une géographie peu complexe pour faciliter son exportation (de façon générale, l'axe Est-Ouest de l'Eurasie est le premier avantage du continent, impossible de faire circuler un savoir-faire sur un axe Nord-Sud, comme l'Afrique ou les Amériques, aux climats trop divers).

Bien sûr, JD prend l'exemple d'autres civilisations et explique pourquoi elles ne sont pas parvenues à se hisser au niveau technologique des Européens. Pour ne prendre qu'un exemple, en Amérique du Sud, le seul animal "domesticable" est le lama (ou l'alpaga), avec impossibilité de l'utiliser pour l'agriculture (l'environnement sud-américain n'a pas d'environnement propice pour cela, l'animal lui-même ne pourrait pas le faire, du moins pas aussi bien que les animaux européens), impossibilité de boire du lait (personne ne trait du lait de lama) etc. En résulte un temps d'occupation trop grand pour les hommes pour se libérer du temps à penser leur civilisation, la plupart des efforts étant concentrés dans la survie du peuple.

De cette base, L'Europe ou l'Eurasie (JD confond parfois les termes) ont développé des civilisations avancées et ont permis à la technologie de progresser, puis de partir à la conquête du monde, aidée en cela par un contexte politique particulier en Europe. Cette conquête du monde s'articule autour des trois mots du titre du livre : fusils, germes (maladies), acier. Des trois mots, c'est sans doute le terme germe qui étonne le plus. Pourtant, ils sont sans doute l'arme la plus fatale au monde. En effet, ils sont le résultat de la domestication donc de la promiscuité des Européens et des Eurasiens avec les animaux. De grandes épidémies ont eu lieu en Europe, décimant parfois jusqu'à 75% de la population totale européenne, mais dont les survivants étaient immunisés. En arrivant aux Amériques ou ailleurs où la domestication n'avait pas cours, les populations forcément non immunisées moururent. On estime que la population globale des Amériques par exemple, étaient de 40 millions d'individus. Les germes ont tué près de 95% du total...
Les conquistadors arrivaient parfois dans des cités vidées depuis plusieurs années, les épidémies les ayant précédés. Sur ce point, JD lutte contre la "légitimité" de la colonisation des Amériques avec l'argument usuel du "continent vide".
A contrario, les climats tropicaux ont freiné les Européens, que ce soit en Afrique (seul l'Afrique du Sud était "colonisable", la montée au Nord fut fatale pour les Européens, d'où sa colonisation extrêmement tardive), ou en Asie (fièvre jaune).

De fil en aiguille, de causes à conséquences, des origines à aujourd'hui, Jared Diamond arrive à expliquer très brillamment et de façon très convaincante les raisons environnementales qui ont nourri la soi-disant supériorité de l'homme Blanc. En cela, Guns, Germs & Steel est un livre non ethno-centré (JD abordant à peu près toutes les civilisations du monde entier (avec une préférence marquée pour la Nouvelle Guinée pour des raisons personnelles). Nous apprécions également sa critique de la colonisation en Afrique sous prétexte d'apporter la "civilisation" ou la "lumière". Jared Diamond prouve que l'Afrique était un continent tout aussi civilisé, par des arguments concrets.

Jugé trop déterministe (on pourrait presque faire du livre de JD une équation implacable des facteurs, ce qui pourrait avoir un intérêt dans un jeu vidéo à la Civilization justement), aussi trop politiquement correct (en rejetant la supériorité de l'homme Blanc, certains critiquent JD de mettre toutes les civilisations sur un pied d'égalité, en niant le "génie" ou le "spécial" des philosophes Grecs par exemple), JD a suffisamment de matière dans d'autres livres ou celui-ci pour se défendre.

Non, en ce qui nous concerne, si un livre d'une telle importance aurait mérité que des éloges, quelques éléments viennent nous perturber. Jared Diamond, en confondant le terme d'Européen et d'Eurasien, met l'Europe et l'Asie dans le même sac. Or, la Chine n'est jamais partie à la conquête du monde et son avance technologique sur l'Europe pendant des siècles et des siècles n'a pas déterminé sa conquête du monde ou sa domination.
Jared Diamond ne fait aussi que très peu mention du Proche-Orient dans le livre et plus globalement de l'espace méditerranéen, pourtant connu pour avoir facilité un dialogue entre Europe et monde arabe... dont le gain a été très important pour l'Europe.

Malgré ces quelques réserves qui nous empêchent d'avoir une réponse parfaitement implacable, le livre de Jared Diamond est néanmoins un travail capital dans la compréhension du monde et dans la relativisation du génie d'une civilisation que l'on croit incarnée dans quelques hommes d'exception ou un mode de pensée "spécial" donc "supérieur". Non, Jared Diamond prend le risque de vous désespérer et vous prouve que tout n'est que hasard et que l'environnement géographique, tout en amont des autres causes et conséquences, est la base, la clé de voûte d'une civilisation et de son aura.
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le 10 déc. 2010

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