Une fois encore je peux bénir le hasard de la vie qui m'a mis « Délicieuses pourritures » entre mes mains de lecteur, puisque ce sont bien les éditions J'ai Lu qui m'ont offert cette petite pépite (un truc comme trois J'ai Lu acheté, un offert... Le comble étant peut-être que cet exemplaire gratuit surpasse de très loin les trois tomes achetés...). En tous les cas, quelle belle surprise que ce petit roman (novella?) qui prend la forme d'un journal intime oscillant globalement entre les années 75 et 76. La narratrice est la très intelligente Gillian, qui se révèle au fur et à mesure de ses confessions de plus en plus surprenante, et être un monstre d'ambiguité. Si sa parole et sa pensée se révèlent toujours intelligentes, elles ne sont jamais vaines. C'est ainsi que l'on comprend que toutes les pièces du journal sont bonnes à prendre et qu'aucune phrase n'est anodine. Car il est évident qu'un drame d'ampleur conséquente se noue tandis que l'intrigue se déroule, et il va de soi que cette construction doit être mise en parallèle avec l'évolution de Gillian. Tout l'enjeu du roman de Oates est là : il ne s'agit pas de l'histoire d'Andre et Dorcas, même s'ils y sont centraux. C'est le journal de Gillian que nous lisons là, et c'est elle qui conditionne notre vision de cette vie si étrange au milieu d'une université féminine bourgeoise du Massachussets.
Très vite, le décors est planté puisqu'il n'y a pas dans l'intrigue place à la divagation. En résulte le faible nombre de pages, qui se révèle jouissif dans l'intensité qu'il procure à l'écriture d'Oates et donc au lecteur. Le contexte spatial est simplement fantastique à mes yeux : cet univers romantique fait de pins et d'aiguilles éparpillées dans la neige, fait de feu de bois et de salles de classe conviviales embellit de la plus belle des manières le drame que fut l'automne et l'hiver 75/76 pour ces jeunes filles. D'ailleurs, c'est cette ambiance « campus féminin » qui donne toute la richesse du roman parce qu'il y a dans les relations entre jeunes filles des mystères que personne ne saura un jour élucider. Des non-dits pourtant clairs, des règles et des coutûmes bien à elles... Et c'est certainement le silence qui est le plus marquant.
Le silence. Evidemment, toutes les filles sont secrètement en vénération pour leur professeur de littérature, Andre. Ce dernier, fort peu flatté par la description qu'en fait Gillian, a malgré tout un charisme hypnotisant, notamment marqué par une abondance de culture affirmée. Il sait de quoi il parle, et jamais la poésie n'a trouvé plus de sens qu'en sa bouche. D'où cet amour, puisque c'est bien d'amour qu'on parle (apparemment?), pour lui de la part de Gillian Brauer. Et donc de la jalousie pour cette femme envoûtante et mystérieuse qu'est Dorcas, amoureuse d'Andre et sculptrice attisant les critiques. Mais nous y reviendrons. Je voulais développer le thème du silence qui est ici bien plus destructeur qu'un flôt de paroles. Il est effectivement aisé dans ce roman où la poésie est forte et donc les mots vantés et décrits commes surpuissants, de découvrir à quel point l'auteur se joue d'ironie et cimente le mal-être ambiant de ses personnages dans le silence. Les mots n'y font rien et n'ont pas leur place. La conversation n'a plus lieu et les frontières sont installées. Toutes ces jeunes filles souffrent dans une mesure plus ou moins grande, et pourtant rien n'est dit. Rien n'est partagé. Sauf dans le journal intime qu'elles lisent en classe avec Andre. Ce silence absolu n'est brisé que dans la soumission au regard d'un homme dont elles sont passionnées.
On comprend cependant vite que la destruction par le silence de l'« amitié » et de la « confiance » n'est pas dénuée de manifestations bien plus bruyantes, et qu'il y a là une certaine vérité des phénomènes : on note les feux et les alarmes assourdissantes qui les succèdent. Car le mal-être se concrétise, et cette toile de fond qu'est la réitération perpétuelle du feu (symbole de la destruction, et ici de l'autodestruction suprême) donne un sens physique , extériorisé à toute cette folie qui ronge les jeunes filles de l'intérieur. On s'accuse, on se soupçonne et pourtant on ne dit rien (si Gillian tente de s'exprimer là-dessus, elle est fortement réprimée). La seule véritable explication ici, c'est que personne n'est véritablement le pyromane que l'on recherche. Cela peut être chacune de ces filles. Qu'importe.
Les seuls endroits où l'angoisse n'existe pas sont habités par Andre ou Dorcas. L'atelier d'Andre, où tout est dévoilé, où les filles se soumettent sans concession à l'Eros de Lawrence, poète apprécié du professeur Andre ; et véritable lieu de rite de passage, puisque c'est ici que se signent les futures invitations pour des visites nocturnes (le plus souvent) chez Andre et Dorcas. Leur maison, quant à elle, est le lieu de la délivrance. Ce lieu où plus rien n'importe. Mais la délivrance vers quoi ?
C'est là qu'arrive il me semble un des points les plus forts et les plus intéressants du roman, c'est-à-dire ce que j'appellerais les conséquences de l'art. Ceci se décline en trois moteurs principaux, tous très clairs. Le premier est le véritable hypnose qu'utilise Andre. Ce professeur n'a rien de beau en apparence, mais il semble exercer sur chacune des filles une emprise extrêmement forte. Ceci se traduit, comme je l'ai déjà évoqué, par une prestance naturelle mais aussi très marquée par une grande connaissance de la poésie. Et c'est ainsi qu'il suscite à toutes ces filles des ambitions de soumission (la soumission à l'Eros) et qu'il incarne, paternaliste, un Eros nouveau sans l'avouer à voix haute, c'est pourquoi il demande à ses élèves de jeter en pâture leur intimité, signe déterminé de ce don du corps et de l'âme au mâle qu'il incarne. L'art est ici manipulation, et tend à piéger les jeunes filles qui n'en font pas raison. L'amour est créé autour de l'art et suggère que le poète Lawrence est ici la base aux relations professeur/élèves. Le deuxième point est les sculptures de Dorcas. Effroyablement laides, elles semblent crier la vérité, déborder d'une sincérité étonnante. Mais le jugement final de Gillian est perceptible à-travers une action précise : le don de ses cheveux à un de ces totems. Gillian dit alors que ces cheveux qui marquaient au fond la soumission (c'est la voie d'approche qu'il fallut à Dorcas pour apprécier Gillian) appartiennent bien plus au totem qu'à elle désormais. Elle les relègue à une vision d'elle passée, une vision que les sculptures de Dorcas caricaturaient. Cette vision était celle du couple Andre/Dorcas : les étudiantes étaient anorexiques, avaient des seins si petits que c'en était obscène, avec des vagins démesurés. Ce n'est qu'un monde de givre, où rien n'évolue, où rien n'est vivant. Un monde où Andre et Dorcas aurait aimé cloisonner les jeunes filles qu'ils recevaient de manière régulière. Un monde d'illusions, donc, puisque la devise d'Andre était bien au départ de s'affranchir des limites, et de « frapper à la jugulaire ». L'art est donc illusion, et la laideur est ici vaine. A l'instar de l'horreur de la fin du roman, les sculptures de Dorcas ne sont pas acceptables, car elles dissimulent bien de délicieuses (certes) pourritures. (voir note en fin de critique)
Et enfin, donc, ce dénouement terrible qu'est la fin du roman (troisième moteur), où tout semble s'éclaircir et là où le puzzle s'assemble de lui-même. C'est en perdant ses cheveux que Gillian perd sa soumission, et c'est en brûlant l'illusion qu'étaient les paroles d'Andre, et les sculptures de Dorcas qu'elle se libère du fardeau que le couple était devenu pour elle. On peut s'interroger finalement sur la notion d'amour entretenu par Gillian : peut-on parler d'amour dans un tel contexte de soumission et d'illusions ?
S'il faut décrire le style de J. C. Oates, c'est « délicatement facile ». Ce petit roman est une perle de facilité, et se lit aussi aisément que 50 nuances de Grey (argh, méchante comparaison). Sauf que c'est très intelligent. Je le recommande donc vivement.




NB : Je ne peux que constater à quel point ce livre a fait écho récemment en moi... J'ai effectivement voulu regarder le film « Martyrs » de Pascal Laugier, que beaucoup décrivaient comme un pur chef-d'oeuvre. J'ai été profondément horrifié, viscéralement dégoûté par cette immonde oeuvre qu'est le film. Je crois, à la lecture de beaucoup de critiques, avoir compris les tenants et les aboutissants du film. Je crois avoir compris ce que voulait transmettre le ralisateur, mais rien ne put m'enlever cet affreux goût de merde en bouche. Je véhémente ardemment contre ce film, car il est tel les sculptures de Dorcas : immensément laid et conteur d'illusions. Je ne m'y piègerai pas, et souligne encore ceci : ce n'est pas parce que l'art prend l'aspect de la laideur absolu (ou encore ici d'une horreur sans nom) qu'il y a un sens transcendant l'oeuvre. « Martyrs » est une putain d'impasse.
Wazlib
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le 28 juil. 2013

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