De la Suisse fédérale à l'Europe fédérée

Là où un sinologue se mêle d'affaires européennes, un méchant esprit serait tenté de blâmer l'ouvrage par un aphorisme de Karl Kraus : "La valeur de la culture se révèle le plus clairement lorsque les érudits prennent la parole sur un problème qui se situe hors de leur champ de culture." Ce serait ignorer que Jean François Billeter est familier du penseur viennois et que sa curiosité vorace l'a empêché de devenir un de ces spécialistes étriqués dont notre époque regorge.

Qui reproche à Demain l'Europe sa naïve utopie commet quelques fautes de lecture. Si la vocation du texte est de "préparer au bon usage de la liberté dans un monde fini", il faut à n'en pas douter entendre "fini" aux deux sens du mot. Demain L'Europe montre une direction politique possible, certainement plus souhaitable que celle dont l'Europe prend le chemin. On ne peut nier à l'essai la beauté du geste, celle d'un geste désespéré. Wittgenstein disait qu'"éthique et esthétique sont une seule et même chose". Le chemin montré par Jean François Billeter face à l'autoroute capitaliste du progrès en est une belle preuve.

La vaste étendue embrassée par la vision d'un sujet atypique, Jean François Billeter, le convainc que l'échelle à laquelle on peut agir pour changer le monde est l'Europe. Je me rendrai prochainement en Chine pour y vivre un certain temps (toute coïncidence avec ma fréquentation assidue des écrits du sinologue serait purement fortuite) et ce sera peut-être l'occasion de me convaincre aussi de l'échelle idoine. Gageons que la proposition de l'auteur consistant à supprimer les pays européens et à les remplacer par des régions ne manquera pas de soulever et les mécontentements des irréductibles nationalistes et donc des difficultés pour la faire appliquer. Un peu de familiarité avec l'Histoire européenne persuade pourtant que les états sont des constructions récentes (que l'on songe à l'Italie, à l'Allemagne) tandis que bon nombre de régions et les traditions associées sont un héritage des anciennes provinces romaines. Cette proposition, comme les autres, est le résultat d'un long travail d'intégration de l'auteur et ne devrait être rejetée qu'après une lecture attentive du texte (le texte le mérite). Les propositions politiques de Jean François Billeter découlent logiquement ou imperceptiblement de son observation différentielle du sujet, laquelle s'inscrit en faux contre la méthode cartésienne. [Les erreurs philosophiques de Descartes peuvent se rapporter à ses travaux en optique. De la lumière incidente (la chose donnée) au miroir (la conscience)].

Mes désaccords avec l'auteur concernent davantage la mission qui incombe à la philosophie, et les pouvoirs de cette philosophie, que ses souhaits pour l'Europe. Cependant, je ne m'étends pas davantage dans cette critique, d'abord pour conserver l'esprit de concision du livre dont je fais la recension, ensuite parce que ce livre est suffisamment clair pour se défendre tout seul.