Non, ainsi que le fait remarquer de Diplo de février 2011, ce n'est pas une biographie philosophique, et l'on sortirait déçu de la lecture des 260 et quelques pages clairement écrites et finement documentées que Peeters - mieux connu en territoire de bande dessiné - consacre à Jacques Derrida si l'on s'attendait à en savoir un peu plus sur ces leitmotiv de la pensée post-structuraliste que sont la "déconstruction", la "dissémination", la "phallolocentrisme" ou ces "spectres" et autres "traces" qui hantent, traversent et diffusent dans l'œuvre du philosophe.

On se fait moins idée des enjeux d'une époque et des postures que Derrida aura pu y rendre que des jeux de milieux entrecroisés et du retentissement sur la vie très agitée du philosophe de ses engagements et des controverses qu'il a suscité - on ne saura jamais au juste ce que Searle (que je ne tiens pas en très haute estime par ailleurs) aura pu lui reprocher, sinon de n'avoir pas lu Austin comme il faudrait.

En revanche, en s'en tenant à l'anecdote et sans prendre autre partie pour son sujet que la bienveillance que tout biographe lui doit - exception faite de l'extraordinaire somme consacrée par Kershaw à Adolf H. -, l'auteur rend perceptible, et donc trahit partiellement, cette autre strate de l'œuvre derridienne qu'est le micro-événementiel, la vie des artères et du foie, l'anxiété de l famille et de la mémoire, l'organicité d'une vie consacrée à se retenir dans le langage et les traces tout autant qu'à s'y dissimuler - ou plus exactement : s'y inscrire tout en s'en retirant.

De l'enfance algérienne à la mort parisienne, la composition dessine une surface strictement chronologique où accrocher les textes, tous de commande ou de circonstance, comme secrétés par Derrida au fil de sa plongée dans l'espace incertain et suturé de lectures, qui baigne les creux entre philosophie et littérature, concept et biographie, inquiétudes du signifiant et fantômes du sens.

Je ne serais pour autant pas aussi sévère que le Diplo précédemment mentionné. Derrida est à lui-même un signifiant, et en connaître une partie de la syntaxe donne à en entendre deux ou trois choses des façons d'une écriture qui se refusait à séparer le concept du... biographème, mêlant étroitement leurs exigences de mémoire respectives et probablement inconciliables. Deux ou trois choses seulement, le travail de compréhension fine de cette "synthèse-sans-synthèse" étant laissé au lecteur.

Pas 8 donc, mais pas 6 non plus. L'écriture est fluide, parfois redondante. Elle me donne envie pourtant de lire et relire cette œuvre pléthorique, exigeante et cryptique. On en devine la complexité - la présentation des premières audaces de "Glas" en donne un léger aperçu -, mais sans en retirer de clefs pour une interprétation.

J'en relirai sans doute des passages, à mesure de ma lecture de Derrida - chantier en plan depuis quelques années... Peut-être aussi pour mieux appréhender ce point qui m'intrigue et m'irrite : ce que doit le concept à l'engagement de son auteur dans la pensée qui le (le concept) soutient.

Et pour ce qu'il en est de l'extraordinaire influence de la pensée-Derrida, on se référera, compagnon fort éclairant de cette biographie, au "French Theory" de François Cusset, qui donne une lecture passionnante de l'incroyable succès aux Etats-Unis d'Amérique de certains modes de pensée issus des marges de l'université française - une "parenthèse" que d'aucuns seraient heureux de refermer à mon sens un peu trop rapidement,. Il y eut là un symptôme dans, de et pour la philosophie, une chance à saisir et qui reste ouverte tant qu'on ne la sacralise ni ne la simplifie, une possibilité vive de fournir autre chose que des modes de gestion sophistiqués de la spontanéité la plus triviale et la moins remise en question du mode d'être occidental. Philosophie : cette discipline dont la technicité, nécessaire, est violemment insuffisante. Voilà qui, toujours selon moi, disqualifie les chantres de son impérative professionnalisation. "Philosophe professionnel" - rime conceptuelle riche de "sophiste".
Kliban
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le 9 févr. 2011

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